Putain, par pitié, foutez-nous la paix avec Jeff Buckley, génie perdu gnagnagna, Grace chef-d’œuvre du rock patati patata, oui mais quand même vous comprenez son suicide en a fait le dernier mythe du 20ème siècle alors que nous foulons à peine tels les Armstrong du journalisme rock le nouveau millénaire et blablabla, mais fermez donc vos claques merdes avec vos discours d’exégètes consensuels, aussi bavards que chiants, grotesques et bouffis de prétention à peine esquissée. Huuuummm, gardons notre calme, le mien surtout, et évoquons Buckley père, Tim de son doux prénom et qui mérite plus d’éloges que son rejeton maladroit pour avoir su nager, lui, à contre-courant d’un rock qui commençait déjà à s’embourgeoiser sitôt né. Le bonhomme fut ainsi en quelques albums seulement un précurseur qui emmena le folk des origines, subtilement emballé dans deux premiers opus fondamentaux, vers des contrées free totalement novatrices, et ce malgré les expérimentations foisonnantes de l’époque. Démarche logique dans le fond puisque l’on doit à Franck Zappa d’avoir signé Tim sur son label judicieusement nommé Straight Bizarre. Mais en 1972, éreinté par tant d’avancées, Tim Buckley amorce un virage qui surprendra critiques (fort nombreux) et fans (peu nombreux). Malgré un format d’album au diapason des précédentes productions, nanti de morceaux longs, Greetings From L.A., deuxième ode à la cité californienne figurant en bonne place dans cette large saga, opte pour des tonalités plus rock, voire quasi funky comme le laisse entendre l’intro nerveuse et suave de Get On Top. Concentrée sur le tempo de basse, la voix d’ange de Tim se fait plus violente, s’enchevêtrant à merveille dans les motifs tissés par la guitare squelettique et l’orgue baveux. Après l’entame très rhythm’n’blues de Move With Me au classicisme salvateur, Get On Top donne ainsi une nette accélération à l’album qui commence alors à esquisser des enjeux dramatiques chers au poète folk. Sweet Surrender change de registre. Douche froide ? Non, plutôt une pluie de notes minimales égrenées au fender rhodes. Ce blues trouble par ses partis pris musicaux, les arrangements de piano électrique et de cordes lui confèrent une aura magique, irréelle et rêveuse, plus proche du cauchemar félin que d’une imagerie hippie gentiment naïve. La voix semble s’évanouir en feulements sexuels, la démarche de Tim Buckley est ici exemplaire dans sa musicalité même le chant étant traité comme un instrument à part entière. Tapies derrière chaque note, les paroles surgissent sans crier gare, comme si nous étions la proie d’une chasse trépidante, d’un rituel ancestral. On pourrait largement qualifier le morceau de chamanique, un hasard qui n’en n’est pas un puisque Buckley a officié sur le label Elektra des mythiques Doors. Fin de la face A, on se dit « pas mal ». Face B, Nighthawkin’ relance les affaires, riff rock porté par une rythmique sans temps mort, le morceau est urgent, plus enjoué et Tim se paye le luxe de jouer, de minauder, son style rendrait jaloux à vie des chanteurs pantins comme Julien Doré et tout cela, à l’ombre des sunlights, du star-system qui dicte tranquillement sa loi. Mais Buckley s’en tape comme de sa première jam, il est plus occupé à donner le la à ses choristes : et le son est black. Purement et simplement. Devil Eyes est le prolongement du titre précédent, un morceau sec qui s’époumone élégamment dans la langueur distendue du temps. 2 minutes et 19 secondes, solo d’orgue Hammond décortiqué par la voix quasi africaine de Tim et les percussions diaboliques, attention, je ne songe pas à ces joueurs de djembé qui assaillent nos oreilles les longs soirs d’été, non, je parle de caresses mates qui nous transportent dans un ailleurs exotique, luxuriant, et nous sommes, fallait-il le préciser, dans un studio d’enregistrement à Los Angeles par une tranquille et douce journée d’octobre 72. Cet instant jubilatoire sera de courte durée. Chassez le naturel il revient aussitôt au galop. Buckley est un poète, une âme tourmentée par je ne sais quels fantômes : il y a toujours une forme d’ambigüité dans ses chansons, une sorte d’esprit tordu rodant au détour d’un couplet comme dans Hong Kong Bar qui suinte l’ivresse, la perdition, l’oubli des conventions et de toute morale, les paroles cultivent d’ailleurs ce rapport sulfureux au sexe. Le refrain et sa descente d’accords joués à la guitare acoustique amplifient cette moite impression, ce délicieux malaise des mots que la voix de chat de gouttière de Buckley ne dissipe jamais. Pulsation incessante qui finit par se fondre dans la vie du studio, commentaires et rires des musiciens s’y font entendre. Make It Right est le dernier titre, il sonne ainsi, je veux dire dans l’urgence d’un destin qui compte déjà les minutes. La chanson est une déchirante ballade magistralement interprétée par Buckley, magnifiquement enrobée dans les arpèges du fidèle Lee Underwood et scellée dans une production ébouriffante, toute de cordes vêtue. Chef-d’œuvre parmi tant d’autres, il fallait bien sûr choisir en sachant la privation que cette démarche nécessite, mais j’assume. Il en fallait un, il est là, bien à sa place, prêt à être rejoué pour hanter à jamais l’âme de tous les poètes qui ont survécu à Tim Buckley, mort le 29 juin 1975 d’une overdose de cocaïne, et qui lui survivront encore. A jamais.
La semaine prochaine : Neil Young, Harvest et les joueurs de djembé http://www.deezer.com/#music/album/88571
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