Hey Judie, Na na na nananana

par Adehoum Arbane  le 04.03.2025  dans la catégorie C'était mieux avant

Le ruissellement existe bel et bien. Du moins s’est-il manifesté tout au long de la féconde décennie 70. Durant cette période, l’industrie du disque connaîtra une croissance incroyable, portée par le succès sans borne des mastodontes rock et pop, de Led Zeppelin à Elton John, pour ne citer qu’eux. Le climat artistique et économique est tel que les majors ouvrent facilement leurs portes et sortent avec une aisance tout aussi déconcertante contrats et stylo-plumes. À cette époque heureuse, chacun a sa chance, d’autant plus quand chacun devient aussi chacune. Ainsi en est-il de Judie Tzuke. 

Welcome to the Cruise porte bien son nom. Ce premier album signé sur le label d’Elton John, tenez,  a des allures de paquebot rutilant. Il file cependant comme le voilier de Crosby ou celui de Dennis Wilson tout au long des quarante minutes que compte le disque. Mais attention, l’analogie n’est que navale, Judie Tzuke proposant une musique moins introspective que celle des musiciens précités, des chansons en phase avec leur époque, cette année 79 où, malgré les percées du punk sur le front de la scène musicale, la pop grand tonnage semble résister.  Welcome to the Cruise réussit l’amalgame des genres en mixant audacieusement pop, disco et envolées gentiment progressives sans que le format chanson ne se retrouve dépassé. On parle de prog, c’est ce à quoi la pochette très hipgnosienne – et pour cause ! – pourrait laisser présager. Née à Londres, Judie Tzuke observe pourtant cet horizon américain, californien où les chatoyants rivages du soft rock font rouler l’appel du succès. Dès l’entame de Welcome to the Cruise, la chanson qui donne aussi son titre à l’album, on est happé par les rythmes élégants et les arrangements haute couture. Sukarita démarre sur des accents genesiens – batterie Phil Collins et mur de synthés grandioses – très vite dissipés par la mélodie immédiatement mémorisable. Si Judie Tzuke ne se distingue pas des autres chanteuses, en cause un timbre relativement plat malgré quelques graves intéressants, elle n’en demeure pas moins une compositrice rodée, inspirée. Comme nous le découvrons d’ailleurs avec le polyphonique For You et ses chœurs merveilleux avec lesquels s’entremêle élégamment un quatuor de cordes. These are the law est la première incursion dans la musique disco, sans pour autant en singer les pires effets. Là encore, l’écriture fait tout, servie par une production impeccable, riche de ses idées et avare des fautes de goût qui auraient pu plomber l’ensemble. Le final prend le temps d’arriver, prolongeant la doucereuse magie de cette parfaite grande chanson. Bring the Rain lui fait suite sur un registre plus solennel, où l’émotion toujours contenue mais palpable nous submerge tout du long. On ne peut s’empêcher de penser à Welcome to L.A., très beau film signé Alan Rudolph. 

Changeons de face, la surprise sera au rendez-vous car la croisière nous dépose sur des rivages soyeux, caressés de soleil. Nous venons d’être séduits par les intonations presque caribéennes de Southern Smiles. Il en est tout autrement de Katiera Island qui dessine dans les cieux de notre imagination des paysages à la fois lymphatiques et orageux, comme une fin d’après-midi plombée de gris à La Barbade. Malgré ses éclats mélodiques, comme des rayons essayant de percer les nuages insondables, un déchirant chorus de saxophone nous replonge à nouveau dans le drame d’un demi-sommeil étouffant, entre rêve et cauchemar. Coup de génie, Judie Tzuke nous place une chanson de fin d’album, deux morceaux avant son dénouement. Ladies Night est une réelle splendeur. Et bam, New Friends Again et ses déhanchés funk et disco relancent alors le disque, signe d’une malice qui n’obère par la classe. Enfin, c’est à Stay with me till Dawn que revient l’honneur de clore l’album, sur une pluie de piano électrique dont les gouttes semblent marteler dramatiquement le sol, merci au batteur de jouer les durs, conférant à ce final tout en douceur une force masculine bienvenue, inattendue. Il y a en résumé dans Welcome to the Cruise autant d’albums qu’espéré et ce songe d’une nuit d’été n’en finit pas de durer. 

À l’image de la discographie de la compositrice qui s’étalera d’une décennie à l’autre, jusqu’à produire encore à l’orée des années 2020. Une croisière que l’on peine à abandonner. En attendant et sans trop y songer, envoyons ces mots enfermés dans une bouteille jetée à la mer. Ils disent en substance – et quelle substance ! – « bienvenue aux nouveaux voyageurs ». 

Judie Tzuke, Welcome to the Cruise (The Rocket Record Company)

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