Certains albums vous font cet effet, rappelant du fond des âges ce titre qui s'est transformé en vieille formule : « à la recherche du temps perdu ». Le temps perdu est aussi le temps qui passe, les années filant entre nos doigts sans que l'on parvienne à les compter. Ces disques au nom surgi de nulle part convoquent des époques anciennes, réelles ou imaginaires, peu importe au fond, car celles-ci possèdent ce doux parfum de vernis, cette patine que l'on perçoit du bout des doigts. Ces disques sont des maisons, des blasons, parfois les deux, des manoirs aux mille pièces où l'on se perd même quand on en est l'heureux propriétaire. Ainsi en est-il de From Girls Who Grow Plump In The Night du groupe canterburien Caravan et nous allons vous le raconter.
From Girls Who Grow Plump In The Night est le cinquième album du groupe et sans doute, pour certains, le moins mémorable. Le titre d’abord, qui n’arrange rien, avec ses résonances plus ou moins graveleuses. La photo qui prolonge l’idée du titre. Par ailleurs, Le disque marque le retour du claviériste David Sinclair qui avait quitté Caravan pour rejoindre le groupe formé par Robert Wyatt, appelé Matching Mole en clin d’œil à Soft Machine que le batteur chanteur avait alors lâché. Richard Sinclair, qui jouait de la basse et chantait si merveilleusement bien, quitte le navire. Coup dur. C’est Geoff Richardson qui prend le relais, apportant au groupe le son de son violon et quantité d’autres claviers. Enfin, le fait que l’album propose pour la première fois des arrangements orchestraux là où le son d’orgue et le mellotron de Sinclair suffisaient à créer des ambiances variées et émouvantes. Et pourtant… From Girls Who Grow Plump In The Night n’est pas dénué de charme. Mais revenons au sujet du début, cette particularité qui imprègne les sept chansons et suites du disque et qu’on devine à travers la fenêtre embuée de la pochette : ce petit coin de campagne au petit matin comme il en existe beaucoup en Angleterre où les traditions ne sont pas toutes encore perdues. Ces dernières surgissent dans certains titres aux dénominations étrangement surannées : L'Auberge du Sanglier – en français, excusez du peu, le restaurant se situant bel et bien à Albi –, A hunting we shall go, Hoedown en référence à une danse paysanne ou encore The Dog, The Dog, He's At It Again, le chien, le chien, il recommence. Quoi ? D’aboyer au moindre bruit aux abords du hameau ? De vouloir traquer le gibier ? Ou s’agit-il, comme le suggèrent les paroles polissonnes, d’une chanson à caractère sexuel ?
Laissons-là ces questions et gardons pour nous cette première impression d’autrefois résumée en quelques mots, condensée en une délicieuse ligne mélodique car de tous les blasons qu’arbore le disque – folklore, croyances antédiluviennes (C'thlu Thlu), loisirs ruraux – celui de la pop est encore le plus resplendissant. Toutes signées de la plume de Pye Hastings dont le patronyme rappelle quelque bataille épique, les compositions bénéficient non seulement du savoir-faire instrumental des musiciens, mais aussi de la voix du guitariste qui n’est pas sans établir un cousinage évident avec celle de Wyatt. Même timbre joliment flûté s’exprimant au mieux sur les tempos rapides (Memory Lain, Hugh – Headloss) que sur les ballades éthérées (Surprise, Surprise, Chance of a lifetime). Seule exception, la touchante reprise de Backwards, signé Mike Ratledge et qui conclut Slightly All The Time sur le troisième album de Soft Machine. Caravan transforme ce thème jazz en symphonie grandiose. Cet emprunt exprime toute la fraternité qui existait alors entre les musiciens et les groupes de l’école de Canterbury, certains se faisant un principe de passer d’une formation à l’autre comme le fit Richard Sinclair qu’on retrouva au sein de Caravan mais aussi chez Hatfield & The North et Camel, où son cousin David assura aussi les orgues avant de rejoindre The Polite Force. Il y a chez ces artistes un esprit de confrérie, un sens de la communauté, comme si tout ce petit monde aimait se croiser à l’Auberge du Sanglier pour festoyer gaiment après le dur labeur de jouer du prog.
C’est aussi pour cette raison que Caravan, à l’instar des autres formations jumelles du Kent, parvint à toucher le public, de génération en génération jusqu’à maintenant. Tant et si bien qu’on pourrait croire que ces groupes si généreux et décontractés, qui produisaient une musique ambitieuse sans prétention aucune, avaient évolué en marge du circuit progressif classique. En apparaissant en hérauts plus qu’en héros.
Caravan, From Girls Who Grow Plump In The Night (Deram)
https://www.youtube.com/watch?v=HNb8E0ApqUY