C'est peu dire qu’ils étaient attendus. Ils arrivent sur scène comme l’orage annoncé. Enfin, par orage, comprenez plutôt blizzard montréalais quoique leur musique aurait tendance à chauffer les neiges éternelles pour les transformer en pluies acides. Il s’agit de Population II, trio québécois achevant ici, à Paris, une tournée européenne marathon. C’est leur première fois en France. Ils le savent. Nous le savons aussi, d’où l’impatience palpable de voir leurs chansons s’ébrouer dans les étincelles électriques et les éclats de sueur. Faisons les présentations. À la basse, Sébastien Provençal, t-shirt C.H.U.D. – les fans apprécieront – laissant entrevoir deux bras tatoués au rouleau, visage angélique façon Jesse Eisenberg dans The Social Network de Fincher. À l’autre bout, Tristan Lacombe, le guitariste qui officie également aux claviers. Version vénère de Timothée Chalamet jouant Dylan. Au milieu, marcel de titi parisien et fine moustache Errol Flynnienne, Pierre-Luc Gratton, batteur multitâches, punk et jazz, et chanteur dont la voix doucereuse fait parfois songer au timbre thibétain de France Gall période Laisse tomber les filles.
Passons à l’essentiel, sans vexer ces trois musiciens au demeurant polyvalents, c’est-à-dire à la musique qu’ils jouèrent pour nous ce soir-là, au Petit Bain. Puisant dans un répertoire riche de trois albums dont le dernier devrait sortir au printemps, Population II possède la matière suffisante pour développer sur scène les territoires gravés en studio. Car leur musique s’avère infiniment exploratoire, tour à tour planante et menaçante, le groupe s’ingéniant à briser les accalmies quasi méditatives pour déverser sur le public tout ouïe des notes plus abrasives. La puissance est telle que l’on peine à émerger de l’état de sidération dans lequel celle-ci nous a plongés. Tant et si bien que l’on pense à un autre groupe, une autre époque, un autre live. Même formule en trio mais une musique tout autre, du jazz canterburien. Il s’agit – vous l’aurez compris – du Soft Machine circa 69 qui donna à au Paradiso d’Amsterdam un concert devenu légendaire et qui lui valut la réputation de groupe jouant le plus fort ! Détail peu anodin s’agissant d’une formation nimbée de pop psychédélique à une époque où celui-ci était en porcelaine. Population II rappelle cette lutte provisoire et nihiliste que l’audience chanceuse entendit en 1969, Wyatt s’évertuant à faire entendre sa voix dans le magma sonore nimbé de fuzz. Force est de constater que la comparaison s’arrête là. Notre trio n’est pas une réplique, pire un pastiche canterburien, pas plus qu’il n’est un énième avatar psychédélique. Tout est parfaitement digéré, à tel point que sur scène, le spectateur se surprend à percevoir au milieu de ce délire sonore des accents funky. Mais Population II n’est pas un groupe de funk pas plus qu’il ne fait du jazz, du punk, du prog ou du psyché. Il est tout cela à la fois. Les musiciens se promènent sur ces chemins esthétiques sans appesantir leur propos. Pierre-Luc chante ou ulule, on ne sait plus très bien tant on peine à comprendre ses paroles mais cela ne fait rien. L’organe vocal devient un instrument à part entière, la langue québécoise se transforme en sortilège.
Et puis il y a le visuel qui ne s’arrête pas aux figures, à l’apparence. Il faut revoir en souvenir Sébastien Provençal planté là, raide comme un V majuscule mais inversé, les traits du visage tendus, les yeux presque hagards, les lèvres vissées, masque impénétrable. Et puis sans crier gare, le voilà faisant le fameux headbanging des forgerons du metal. Tristan Lacombe bouge différemment, tantôt raide comme un piquet, manche de guitare levé vers le ciel des spots. Puis c’est la danse folle, relâchée, épileptique, convulsive au possible. Pierre-Luc Gratton est leur trait d'union. Parfois, ils abandonnent les instruments qu’ils se sont affectés pour se pencher sur des claviers. Ils en extraient des nappes, de cristal pour l’un, vrombissantes pour l’autre, mais toutes se rejoignent, fusionnent. Saluons au passage l’excellente prise de son des ingénieurs de la salle, travail de dentelle qui permet de discerner chaque strate, chaque motif. Oui, Population II produit une musique de motifs. Et de massifs. Comme ceux que l’on entrevoit sur la pochette de leur premier album. Ce soir, on était tous au pied de l’Everest.
Population II au Petit Bain, mardi 4 février 2025
Photo Ⓒ Didier Pigeon-Perrault