On se souvient du choc de 21st Century Schizoid Man judicieusement placé en ouverture de In The Court of The Crimson King et qui faisait écho à la pochette dépourvue de nom mais dont le visage apeuré, criard, écarlate au possible marqua des générations d’auditeurs. On se rappelle aussi combien il fut difficile – pour ne pas dire impossible – à King Crimson de réitérer l’exploit du chef-d’œuvre et de donner ainsi à son premier album un digne successeur. Non pas que les œuvres suivantes ne furent dignes d’intérêt, mais elles ne purent se hisser à pareille hauteur. Ce que King Crimson avait dès lors échoué à réaliser, Black Sabbath l’a fait.
In The Court of The Crimson King sortit le 10 octobre 1969. Six jours plus tard, le quatuor de Birmingham entrait au Regent Studio pour écrire son histoire, guitare trempée dans le sang noir du heavy metal qui n’était encore qu’une esquisse, une idée, un rêve. Sans doute bien malgré lui, le dernier morceau, une reprise d’Ansley Dunbar, annonce la chose. The Warning clignote dans la nuit sabbatique, orageuse et détrempée pour dire que rien ne sera plus vraiment comme avant. Sans le savoir, le groupe a pris la suite du Roi Pourpre et conçoit sa musique comme un tocsin menaçant, dixit la cloche que l’on entend comme introduction au morceau Black Sabbath, cloche qui revient avec la régularité d’un métronome de l’enfer. Son timbre net tranche avec la lourdeur du riff, sorte de coulée de plomb pas encore saisi. La mélodie est sommaire, mais la voix impériale d’Ozzy Osbourne transforme cette simple partition en acte de naissance, en déclaration d’indépendance. Quant au solo de Iommi, il tronçonne méthodiquement cet assemblage. Au-delà, c’est tout un groupe qui mobilise ses forces. Cette entame a un goût de grand final. Déjà ! Et ce n’est que le début.
L’harmonica The Wizard ramène ce qu’il faut de blues jethro tullien pour nous attraper par le col. Mais les riffs savants de Tony propulsent ce Magicien dans une autre dimension où les cauchemars perpétuels évacuent toute forme de salut. À mesure que les notes basiques, froides s’enchaînent sans répit – l’album a été enregistré live en une journée – on se remémore à la pochette ; celle-ci ne ment pas sur son contenu. Au milieu d’un rose poisseux et grisaillé, on distingue un moulin ou un manoir – on ne sait trop –, une rivière peut-être asséchée, une forêt décharnée et la silhouette fantomatique d’une sorcière luciférienne, préfiguration géniale des images d’horreur contemporaines que nous ne connaissons que trop bien. Et cette typographie à moitié médiévale. Le résultat fait froid dans le dos. À l’image de Behind The Wall Of Sleep, chanson créée sur la base de deux motifs, l’un presque jazzy, le second totalement binaire, asymétrique, d’autant plus inquiétant qu’il se fond dans le titre suivant N.I.B., chanson dont le narrateur n’est autre que le diable en personne. Là aussi, le groupe a l’idée de la double tonalité, un couplet monolithique et un refrain plus ouvertement émotionnel, prolongé par un chorus de guitare jouant intentionnellement du violon.
Face B. Une reprise sonnant comme un éclair dans ces cieux de noirceur. Morceau ouvrant le premier album de Crow, formation de Minneapolis, Evil Woman a autant de charme que de morgue, hit américain à l’univers motorisé toisant de loin cette version anglaise qui a eu le cran d’oser l’emprunt. De cette soul song puissante et magnétique, Black Sabbath a conservé le groove lapidaire transfiguré par les aigus d’Ozzy. Si elle débute à la manière d’une ballade, Sleeping Village, le village endormi donc, se veut l’oiseau de mauvais augure préparant le terrain à la prochaine déferlante. Il le fait avec un vrai savoir-faire puisqu’en à peine trois minutes et quarante-six secondes, le morceau décline sans sourciller ses trois parties pour retrouver le riff inaugural. La fin sert de trait d’union avec The Warning, formidable réinterprétation s’étalant sur un peu plus de dix minutes. Là aussi, le blues n’est qu’un prétexte. Celui de chauffer à blanc un métal qui ne dit pas encore tout à fait son nom, heavy en diable – hé hé – mais pas encore achevé, comme l’auditeur le constatera sur Paranoid (War Pigs/Luke's Wall, Electric Funeral, Jack the Stripper/Fairies Wear Boots). Après une courte introduction chantée, la guitare tourbillonne à l’ancienne – on sent encore la marque des sixties plus artisanales que les industrieuses seventies –, comme prise dans un tourbillon de folie furieuse, mais elle possède ce qu’il faut de métier pour retomber sur ses pieds, retrouver le chemin du thème principal, ce qu’elle fera au bout de la neuvième minute.
Black Sabbath a déjà du génie, même sous une apparence brouillonne. Le label Vertigo, qui signe le groupe, résonne à merveille avec cette musique qui nous emporte comme un syphon. Et dire que le meilleur reste à venir… Nous l’avons esquissé. On peut déjà citer Master of Reality et Sabbath Bloody Sabbath. Sur Master Of, le groupe invente Metallica. Rien que cela. Tout va bien pour eux, sûrs de leur formule gravée dans le marbre funéraire d’un genre bien mort-vivant !
Black Sabbath, Black Sabbath (Vertigo)
https://www.youtube.com/watch?v=o8jPw5F8GJk