L’amour est ainsi fait, il ne s’explique pas. Enfin pas toujours. Comment deux êtres, d’apparence si différente, parviennent-ils à vivre dans la communion des sentiments ? La question nous taraude à l’heure où nous nous penchons sur l’idylle entre le public italien et la formation progressive anglaise, Van der Graaf Generator. Par quel sortilège un groupe au son si âpre, à l’univers à ce point torturé a pu séduire un pays latin où errent sur les chemins de l’inconscient les fantômes de Vivaldi, Verdi ou Puccini ? Rappelons que VdGG a durablement joui là-bas d’une popularité insolente au point de propulser son quatrième album et chef-d’œuvre, Pawn Hearts, en tête des hits parades douze semaines durant, relation passionnelle et convulsive marquée par des fréquentations record à ses concerts, qu’il n’arrivait pas à atteindre dans son propre pays. Pourquoi ?
Lorsqu’on se penche au chevet de cette musique grondante, parfois hostile, inhospitalière pour ne pas dire insondable, on perçoit des passerelles avec ce que la pop italienne a fait de meilleur en cette décennie 70. Entre Ys, du groupe napolitain Il Balletto di Bronzo, et Pawn Hearts, il y a un cousinage évident, le premier profitant des climats tempétueux du second. Pardonnez ce lieu commun, mais les Italiens sont un peuple versatile qui ne renâcle pas à une certaine fougue, une impétuosité voire une animalité. On demeure dans le pur symbole. Après tout, du western revisité par Sergio Leone, saturé de violence graphique, au giallo des premiers maîtres comme Mario Bava, Umberto Lenzi et Dario Argento, nombreux sont les exemples rouge glacé de cette inclination mortifère qui imprègnent comme une tache de sang la musique de Il Balletto di Bronzo comme celle de Van der Graaf. Mais l’analogie, pour évidente qu’elle soit, est à chercher ailleurs. Dans les sinuosités vert-de-gris de la géographie. Il faut aborder l’Italie par le Nord, en enjambant symboliquement les Alpes. S’ouvre devant nous la région des Lacs. D’abord le lac Majeur. Son nom résonne comme un opéra. Puis le lac de Côme et enfin le lac de Garde pour ne citer que les plus connus. On pourrait presque attribuer à chacun une œuvre du groupe parmi les plus célèbres, The Least We Can Do Is Wave To Each Other, H to He, Who Am the Only One et Pawn Hearts. Peu importe la répartition, là n’est pas la question. Ce qui compte est de comprendre à quel point les chansons de VdGG, dans leurs humeurs, correspondent en tout point à la topographie des lieux, leur climat. L’entame de Darkness (11-11) suggère un bouleversement météorologique comme il en arrive bien souvent l’été sur le lac de Côme. L’ambiance placide est alors traversée d’un souffle. Le temps se lève en même temps que le morceau. On ne peut s’empêcher de songer au tableau de William Crane, Les chevaux de Neptune. Les orages viennent se fracasser contre le flanc des coteaux et c’est bien de musique dont on parle. Les clapotis ferreux du farfisa témoignent de l’agitation qui frappe alors le paysage comme si ce dernier était tourmenté par des accords en pagaille, imaginés par Peter Hammill et ses coreligionnaires. Lemmings qui ouvre Pawn Hearts possède le même tempérament, en plus exacerbé. Mais contrairement à Darkness (11-11) qui se présente sous une forme purement ascensionnelle, Lemmings navigue entre deux eaux, troubles et paisibles à la fois. La musique opère ainsi de constants allers-retours sentimentaux menaçant d’épuiser l’auditeur, ce qui est la marque et la force de VdGG. Man-Erg suit la même logique, quand bien même l’entame au piano acoustique donne au morceau un aspect sévère, grandiose. On ferme les yeux. Le lac brille, s’étire comme l’horizon aux montagnes crénelées à la manière des tours d’un majestueux château. Mais nous nous trouvons plus dans un palais lombard que sur le faîte d’une citadelle médiévale. Les éclairs du saxophone strient l’azur mélodique et nous nous trouvons alors transposés dans je ne sais quel cauchemar que font naître parfois les nuits, où la chaleur est aussi lourde qu’une fièvre.
A Plague Of Lighthouse Keepers entre en scène, joliment toilettée de Fender Rhodes. Le morceau se traduit ainsi : un fléau de gardiens de phare. Le fléau est-il l’arme médiévale ? La manière dont les cris des cuivres tournoient autour du thème, balayant notre tête, donne clairement un indice. Étrangement, nous avons quitté la région des lacs. Dans ces passages apaisés, on croit entendre des pas sur les marbres vénitiens. Puis, de vifs coups de pinceau trempé dans un sang de tous les diables recouvrent ces cieux éphémères en d’épaisses couches de sons. Retour à un calme temporaire qui n’augure rien de bon. A Plague Of Lighthouse Keepers serait la traduction parfaite du ténébrisme caravagesque. Des corps aux muscles saillants, surexposés, des visages criards surgis d’un clair-obscur, des visages révulsés en notes de musique biscornues. Voilà pour les seuls paysages humains où la chair le dispute à la terre. Ce morceau a toujours effrayé l’auditeur autant que le critique. On ne s’en approche que rarement et avec prudence et quand on le met, la musique se déplie alors en un rouleau implacable écrasant tout sur son passage et il est déjà trop tard. C’est une nuit sans fin où le mélomane imprudent court sans même avancer, poursuivi par les fantômes des mélodies qui se sont tues. Grand finale. Une aube d’accords rassurants surgit, sabre au clair et la musique sonne la charge d’une brigade légère. L’instant serait presque joyeux. Comme si nous avions triomphé de toutes ces épreuves infligées. Chez Van der Graaf, les dernières secondes se méritent. On peut parler littéralement de voyage, pas de promenade, mais d’un voyage initiatique fait d’épreuves répétées, où l’on doit affronter ses pires peurs et dont on ne ressort pas tout à fait indemne. Sommes-nous marqués au fer rouge ? Peut-être. Disons plutôt transfigurés, lavés comme après un baptême. Du feu et des flots. Ce qui reste de nous, c’est le phare granitique de notre volonté.
VdGG, Pawn Hearts (Charisma)
https://www.youtube.com/watch?v=VlGDnkM-9O8