On considère à tort le rock progressif comme une entreprise sérieuse. Il faut dire que les longs soli, les morceaux à tiroirs et les albums concepts n’ont rien arrangé. Si l’on ajoute à ces quelques considérations structurelles la somme des déclinaisons des quelques grandes figures consacrées surgissant entre 70 et 79, d’un bout à l’autre de l’Europe, l’auditeur se sentira à jamais vacciné. Alors que penser de Jethro Tull dans ce capharnaüm de synthés et de Mellotron ? Qu’est allé faire ce diable à quatre de Ian Anderson sur la galère progressive ? Car Thick as a Brick relève bien de la pure galéjade. Le cinquième album de Jethro Tull se veut d’abord une réponse aux journalistes qui avaient vu dans le précédent, Aqualung, l’essence d’un concept album autour de la religion, ce qui n’était bien évidemment pas l’intention initiale du groupe. Le facétieux leader décide de prendre les critiques au mot. Ils veulent du concept, ils en auront pour leur argent.
Avec ce disque, il veut concevoir la mère de tous les albums concepts. D’autant que les musiciens comprennent bien vite le trop plein de sérieux qui commence alors à dominer le genre. Le prog était né d’une envie simple, celle de ne pas être les prochains Chicken Shake ou Fleetwood Mac, c’est-à-dire de s’éloigner des racines blues du rock pour défricher d’autres territoires. Puis, l’ambition a vite cédé la place à l’exagération. Anderson désire plus que tout s’en moquer. Dans son esprit, Thick as a Brick est semblable à ce que font les Monty Python et John Cleese dans leur désopilant sketch sur le ministère des marches idiotes, diffusé le 15 septembre 1970. L’album se veut une parodie assumée et l’idée centrale en constitue la preuve irréfutable. Quelle est-elle ? Le très jeune poète Gerald Bostock, 8 ans tout de même, vient de remporter un prix de poésie et se le voit retirer après avoir dit un gros mot à la télévision. L’affaire des plus graves se retrouve en une d’une gazette. Tout est imaginé. La frontière ténue entre réalité et fiction transpire l’ironie, le gosse étant même crédité comme coauteur de l’album. Cependant, Anderson n’est pas musicien pour rien, lui et ses hommes ont l’amour du travail bien fait.
Concernant l’album, y est-on ? Dans sa forme, oui. Il s’agit d’une seule et même pièce musicale divisée en deux parties, deux faces donc, et dont le thème se voit développer tout au long des quarante-quatre minutes que compte le disque. Le tour de force du groupe s’avère de rester dans sa zone de confort artistique, celle de la folk médiévale, une musique somme toute simple, lumineuse, mélodique donc mémorisable. Certes, les deux parties comportent leurs moments forts où les envolées à la guitare électrique et à l’orgue s’éloignent de la simplicité biblique du thème acoustique, sans toutefois s’en détacher. Toujours le groupe revient aux racines, la ballade dont Ian Anderson, par son sens de l’écriture et son jeu de guitare si particulier, connaît les moindres aspects. La première face est virevoltante, la seconde la poursuit sur le même rythme. L’électricité se retire comme la vague pour laisser la grève mélodique à nu. Alors, dans tout cela, on entend du clavecin, du glockenspiel, de la trompette, du saxophone, de courts passages symphoniques tout comme ceux de Reasons For Waiting sur Stand Up. Ce dispositif donne l’illusion de la complexité mais la musique qui se joue ne constitue qu’un seul et même morceau, décliné en plusieurs sections. Le résultat n’apparaît jamais pompeux et reste séduisant d’un bout à l’autre.
Ian Anderson n’en espérait pas tant. Thick as a Brick connaîtra le succès et ce, bien au-delà de l’Angleterre puisqu’il parviendra rapidement à conquérir le public américain qui, lui, prendra le projet au pied de la lettre. Qu’importe, le pari est remporté. Le morceau deviendra même un cheval de bataille live, dans une version certes abrégée. Thick as a Brickfera l’objet de nombreuses citations dans les rétrospectives avec plus d’éloges que son successeur, A Passion Play, plus ouvertement progressif et conceptuel. Ici, c’est la volonté de réaliser une parodie toutefois crédible qui crée l’alchimie, le bon fonctionnement de l’œuvre. Auteurs et victimes – nous, auditeurs – sont mis en valeur, à égalité. Anderson veut croire que Thick as a Brick aura influencé le faux documentaire This Is Spinal Tap, le bassiste Derek Smalls fumant une pipe Peterson comme le faisaient les membres de Jethro Tull. L’acteur Harry Shearer a démenti. Mais son témoigne n’était pas aussi épais que la brique !
Jethro Tull, Thick as a Brick (Chrysalis)
https://www.youtube.com/watch?v=X15PsqN0DHc