Vous vous souvenez sans doute de cet avertissement énoncé distinctement dans toutes les bandes-annonces de films d’horreur : “Si vous voulez vivre, n’entrez pas… Dans cette forêt, dans cette maison, dans cette pièce, dans la cave, dans le grenier…” Il va de même dans le monde des pressages privés – ces albums financés par leurs créateurs –, duquel il faut parfois se tenir à bonne distance sous peine de sombrer dans l’addiction puis la folie. La production officielle est déjà conséquente, alors imaginez qu’elle s’enrichisse de milliers de nouveaux albums conçus sans producteur, sans label, sans filtre. Raison pour laquelle on peut y trouver le meilleur comme le pire, l’amateur ou le semi professionnel qui parfois passa à cela d’un contrat. Quant aux pochettes, qu’elles soient laides ou non, elles n’indiquent pas toujours la nature du contenu. Ce sera donc pour le passionné ou l’apprenti collectionneur au petit bonheur la chance.
En découvrant Never Mind, l’auditeur pourrait sembler circonspect. Que dire de la pochette qui représente dans un style mi-figuratif, mi-naïf la porte d’un temple oublié ? Quant au nom du groupe ou du trio de musiciens, pas de quoi désépaissir le mystère : Damin Eih A.L.K. & Brother Clark. Préfigurant en deux mots un homonyme qui sera, dix-huit ans plus tard, bien plus célèbre, le titre, lui, a de quoi séduire le chaland. L’album date de 1973. Imaginez à l’époque. Il fallait se projeter ou ne pas trop se poser de questions pour acquérir l’objet, sans doute prédestiné aux bacs à soldes.Aujourd’hui, grâce à Internet, on peut en apprendre plus sur les musiciens, en fait Dale E. Miller, Alan Katzner et Clark Dircz. Vous me direz, même en connaissant leurs vrais patronymes, on ne semble pas plus avancé et il convient alors de mettre de côté tous ses a priori pour se plonger dans cette unique œuvre et, pardonnez la facilité, œuvre unique.
L’album en question présente plus d’un intérêt que nous allons tenter de résumer ici. Tout d’abord, il est régulièrement cité dans l’abondante bibliographie autour du genre psychédélique, avec qui il entretient un rapport distant mais réel. Son année de sortie, 1973, y est pour quelque chose. On est alors en pleine vague progressive. Never Mind ne joue pas une manche dans chaque camp, disons qu’il puise dans l’un et l’autre ce qu’il faut de novation, de bizarrerie pour émerger face à l’abondante concurrence. Enfin, il conserve une certaine lisibilité pop lui permettant d’accrocher l’oreille dès la première écoute. Malgré les envolées qui guettent à chaque seconde, menaçant d’exploser en je ne sais quel orage psychédélique comme dans le morceau d’ouverture, Tourniquet, l’album dans son ensemble s’avère séduisant, relativement mémorisable. Autre qualité, celle de créer un fil conducteur, les morceaux s’enchaînant presque tous d’un seul tenant. Seul le changement de face vient créer la rupture. On est ainsi attrapé par la manche par ces chansons si singulières.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des atouts, voilà un album écrit et enregistré au tout début des seventies et qui aurait pu l’être deux décennies après. Le côté biscornu, la façon dans les guitares sont mixées, les voix parfois fragiles, maladroites dans leur tentative d’échafaudage pop, l’utilisation parcimonieuse mais judicieuse du Minimoog, tout cela confère aux chansons une originalité qui en fait une œuvre intemporelle, débarrassée des stigmates du temps. En y réfléchissant, la longueur de certains titres, entre quatre et six minutes, la construction et la production sur Sing A Different Song et Take Off Your Eyes éloignent le LP des standards mainstream de l’époque. La face A se referme sur l’entêtant Soft Margins, Marges Souples (expression qui pourrait être une métaphore du disque) et qui paradoxalement n’est pas entrelacé aux précédents morceaux. Il conserve cependant la même tonalité, le même pouvoir évocateur avec son ambiance vaguement folk, sa batterie à la limite du jazz et son texte mystique. Seule la guitare en fil barbelé languide dénote sans trahir l’esprit de l’ensemble. Ce riff à l’os emporte le morceau ailleurs, dans un autre espace-temps, dans le futur du rock indé. Pour en revenir à nos débuts, l’appellation private press est sujette à caution s’agissant de Never Mind. Pour la petite histoire, le disque est gravé dans les studios d’un label spécialisé dans la musique religieuse. Une branche “rock” est créée pour l’occasion et avec elle un deal pour boucler l’enregistrement d’un album démo – il essuiera un refus de Colombia –, ce qui explique son aspect artisanal.
La face B paraît trancher avec la fin de face A. Thundermice démarre de façon séduisante, avec son accord de guitare cristallin et son refrain évident. Et même quand la chanson part dans le psychédélisme incantatoire pour atterrir dans le rock terrien avec son efficace solo de fuzz, c’est toujours pour mieux redécoller. Il s’en passe des choses en trois petites minutes et quarante-six minuscules secondes. La chanson finit sur ce mantra “The World is ridiculous” qui se poursuit sur Monday Morning Prayer. Et Gone de repartir sur un folk à la limite du médiéval, rappelez-vous les marges souples qui semblent être les frontières immatérielles ayant présidé à la création de cet étrange album. Le Moog est une fois de plus le formidable contrepoint instrumental d’une production diversifiée mais qui ne part jamais dans tous les sens. Le seul défaut à ce stade, nous l’avons déjà esquissé, et qui fait aussi le charme de leurs compositions, ce sont les voix de nos trois musiciens. Ce ne sont pas de grands chanteurs façon CS&N, leurs timbres bringuebalants accompagnent parfaitement ces chansons bricolées on ne sait où. Marching Together prend le relais sur un thème plus sautillant. Étonnant de se dire à ce moment du disque qu’il aurait pu être conçu par des Anglais, tant son élégance, sa délicatesse surprennent pour des gens de Minneapolis. Kathryn At Night ne tient qu’à un fil, une guitare et une voix, toujours au bord de la fêlure. Le charme opère immédiatement. C’est une sublime ouverture à Party Hats & Olive Spats, dont le titre rappelle la poésie absurde d’un Syd Barrett à l’époque où le leader n’était pas encore cramé.
L’album se termine sur Return Naked, blues évident mais qui a le bon goût de ne pas sombrer dans le boogie boueux. Il y a chez ces musiciens une constante musicalité, une vision qui les fera aimer, si on accepte d’entamer l’écoute patiente aux promesses de récompenses, par le public d’aujourd’hui, cette génération qui a grandi avec les Smashing Pumpkins, Blur et autres Pavement.
Damin Eih A.L.K. & Brother Clark, Never Mind (Demelot Records)
https://www.youtube.com/watch?v=OFmDya8By7k