Souvenons-nous des premières minutes d’Excalibur. Sur fond noir, dans une typographie typique des années soixante-dix, se détachent ces quelques mots : “The Dark Ages. The Land Was Divided And Without A King. Out Of Those Lost Centuries Rose A Legend… Of the Sorcerer, Merlin, Of The Coming Of A King, Of The Sword Of Power… Excalibur”. Que devons-nous retenir de cette introduction énigmatique et pourtant annonciatrice du récit arthurien ? The Dark Ages. Tel est qualifié le Moyen Âge. Les Âges Sombres. Ainsi durera cette image, fossilisée dans les esprits jusqu’à se muer en cette atroce expression insultante de “moyenâgeux”. Historiens, passionnés et connaisseurs lui préfèreront l’adjectif plus lumineux de médiéval. Toujours est-il que l’idée d’un âge sombre perdura, entretenue par des historiens peu scrupuleux et dont l’agenda idéologique ne faisait guère mystère. Le Moyen Âge couvre une vaste période allant du Ve au XVe siècle et qui connut de nombreuses révolutions : la scolastique, l’évolution du droit, sur le plan de la culture et des arts l’invention du livre, l’essor de l’amour courtois, l’architecture carolingienne et l’art chrétien. La liste reste inachevée mais ne peut ignorer la musique.
La musique médiévale fut transmise de génération en génération à l’image du folk. Avec l’arrivée de l’enregistrement sonore et la révolution pop, elle connaît un regain d’intérêt. C’est dans ce contexte foisonnant que surgit un groupe de musiciens ayant pris pour nom Les Ménestriers. Ses deux fondateurs, Jean-Pierre Batt, joueur de basse de viole, et Julien Skowron, maîtrisant le dessus de viole, se rencontrent au sein d’un ensemble d’amateurs, La Ménestrandie. À l’occasion d’une tournée à laquelle les deux compères participent, ces derniers croisent la route de Bernard Pierrot qui leur propose selon la formule délicieusement raccourcie de “jouer du Moyen Âge”. Dès leurs débuts, le succès est immédiat et jamais ne faiblira au fil des enregistrements et malgré les changements au sein du groupe que l’on observe dans leur quatrième album sorti en 1974 et intitulé Has tu point vu… Première remarque liminaire, l’ensemble de la discographie est d’égale qualité, le groupe puisant dans un répertoire infini, marqueur d’une diversité de création qui balaye tels les vents de la vérité les nuages mensongers de l’Âge Sombre. Deuxièmement, les départs et arrivées de musiciens ne viennent jamais perturber la dynamique collective qui prévaut ici.
Nous aurions pu nous attarder sur l’explicite Vive Henri IV gravé en 1972 ou le plus conceptuel Le Bouvier, publié plus tardivement en 77, mais que signifie la notion de temps lorsque l’on explore et ressuscite des musiques d’un autre âge ? Alors posons le diamant sur Has tu point vu… dont l’entame, Estampita Ghaetta, s’avère une totale invitation au voyage. Et pour cause. Cette estampie (une danse) exhumée dans les manuscrits de Londres nous vient de la Florence du XIVesiècle. Flûte à bec, vièles, cistre et derbouka y donnent leur pleine mesure ! Comme les précédents, l’album alterne morceaux chantés (Sire comte j'ai viélé, Pour oublier mon malheur) et suites instrumentales (Il re di spagna, La brosse, Captaine pipers pavin) dont le pouvoir d’évocation est indéniable. Chaque morceau, qu’il soit court ou long, a le mérite de mettre en avant un instrument. Le luth rehaussé de harpe sur Non pas. Le chalemie, sorte de hautbois à la couleur si particulière, fait merveille sur Sire comte j'ai viélé. Sur La brosse, la pandore (sorte de cistre) et l’épinette (l’ancêtre du clavecin) sont à l’honneur. La pandore a son importance qui prend sa source dans la Grèce antique. On la retrouve aussi dans la Rome du IIIe siècle puis dans l’Empire ottoman, au VIe siècle après J-C. Détail qui plaira au médiéviste Sylvain Gouguenheim, auteur d’un passionnant recueil sur les racines grecques de l’Europe, Aristote au Mont Saint-Michel. Ces instruments ont traversé les âges, faisant entrer la lumière dans les maisons et les châteaux. Au-delà des instruments à proprement parler, de leurs sonorités et donc de leur fonction au sein de chaque chanson, l’idée est bien de varier les inspirations et de moduler les émotions, qu’un titre emprunte le ton d’une marche funèbre ou qu’il frappe par son caractère primesautier. L’on comprend que la musique n’a pas, dans l’esprit de ses créateurs, un rôle purement pratique mais demeure bien une œuvre d’élévation de l’âme, même si les chansons à textes tirent le meilleur parti de leur récit. Certaines jouant la carte de légèreté et de la drôlerie à l’image de la chanson-titre, dont le cocu est le sujet central. La beauté de la mélodie, tout en flammèches sonores, nous éblouit et se détache d’un ensemble d’une grande réussite artistique.
Enfin, et il convient de le rappeler s’agissant d’un genre musical choisissant son public et d’un groupe d’experts dans leur domaine, Les Ménestriers trouvent une place de choix entre les tenants des musiques celtiques des années 70 (Tri Yann, Stivell) et des formations comme Malicorne et pourraient incarner la synthèse toute française entre The Third Ear Band et The Amazing Blondel. Has tu point vu, c’est évidemment le cas de le dire.
Les Ménestriers, Has tu point vu… (Disques du Cavalier)
https://www.youtube.com/watch?v=jeK8iU22Q7Q