Abbey Road est le dernier album enregistré des Beatles et c’est aussi un album… photo. À l’image de ceux qui se trouvent dans les maisons familiales et que l’on prend toujours plaisir à ouvrir. Pour quelle raison profonde ? Parce qu’ils constituent la somme de toute une vie. Un résumé existentiel en quelque sorte. Ou, pour user d’un terme musical, un « best of ». Dans ces albums s’étalent page après page nos souvenirs, des moments précis, les portraits de nos proches, leurs sourires, regards, toutes ces preuves de leur identité, de leur caractère, bref autant de pièces d’un puzzle que l’objet lui-même se charge de reconstituer comme pour en préserver la trace. Car ils font aussi partie des choses que les aînés transmettent à leurs enfants qui, eux-mêmes devenus parents, transmettront ainsi à leur progéniture et ainsi de suite.
En parlant de photo, on serait tenté de commencer logiquement par celle illustrant la pochette du disque et qui lui a donné son nom. On y voit les quatre de Liverpool traverser la rue où se trouvait le studio de légende qui présida à la création de tant de chefs-d’œuvre. Lesdites photos ne sont pas à prendre au pied de la lettre, dans leur acception littérale. Ce sont en fait les chansons, pour tout dire. Elles sont au nombre de dix-sept si l’on compte le morceau caché, Her Majesty, qui redémarre la fin de face B pour mieux la clore à la façon d’une malicieuse pirouette, d’une attendrissante plaisanterie. Abbey Road synthétise à merveille tout ce qui compose la vie des Beatles, et nous ne pensons qu’à leur discographie. Dans Abbey Road, il y a tout. Les périodes et leur esthétique, les personnalités, traits saillants de chacun des membres du groupe, George Martin inclus. Tenez, si l’on songe aux tout débuts du groupe, le son qui commence à se dessiner, un son brut, rock, pas tout à fait poli, on se dit que des titres comme Oh! Darling et Polythene Pam en incarnent la parfaite représentation. Le tournant pop que l’on observe dès A Hard Day's Night, avec ses mélodies évidentes qui ne trahissent pas l’énergie rock des années précédentes, on le réécoute avec nostalgie à travers Maxwell's Silver Hammer ou le second morceau composé ET chanté par Ringo, Octopus's Garden. La période psychédélique, de l’acide Revolver au baroque Sergent Poivre, tient avec Because et Sun King, avec son clavecin sur l’un et sa guitare languide sur l’autre, ses meilleurs ambassadeurs.
Passons aux membres et à leurs caractères respectifs. Et commençons par la personne la plus paisible, voire effacée, George Harrison, qu’on ne surnomme pas le quiet Beatle pour rien. Le languide et majestueux Something, tout comme Here Comes The Sun ne pouvaient pas mieux incarner le plus mystique des Beatles. Leur charme intimiste, leur simplicité biblique sont à l’image de leur auteur. Délicatesse qui baignera, au-delà du mur du son spectorien, son tout premier album solo. Ringo Starr, nous l’avons dit, a l’honneur d’avoir sa composition à lui et il faut bien l’avouer, non seulement celle-ci n’a pas son pareil pour illustrer le tempérament débonnaire de son créateur, mais elle ne dénote ni ne fait insulte aux autres chansons. Avec son riff presque country-esque, Octopus's Garden possède des atouts certains qui méritaient à la chanson sa citation. Passons à Lennon. On le sait, son amour passionnel (et authentique) avec Yoko engendra bien des malentendus, pour ne pas dire des mensonges, que le film Get Back a d’ailleurs largement dissipés. Oui, Yoko était bien l’ombre de John en studio mais sa présence ne fut pas systématiquement source de conflit. Pour autant, avec ses deux chansons aux accents très bluesy mais toujours sexy, Come Together (qui ouvre l’album) et I Want You (She's So Heavy), au final tempétueux, donnent à Lennon un visage bien connu, celui d’un artiste total, tourmenté, sans concession et en même temps libre de ses choix esthétiques. Finissons par Paul, Macca, figure centrale du groupe et dont une bonne partie de la seconde face symbolise à elle seule de nombreuses facettes du musicien. Son ambition d’abord et l’assemblage sous la forme de medley, de You Never Give Me Your Money jusqu’à The End, prouve à quel point l’artiste plaçait la barre haut. Il y a aussi, derrière le visage poupin et le sourire malicieux de McCartney, un statut de leader, faisant parfois dire aux exégètes que lui seul avait inspiré le concept de Sgt. Pepper’s, lui permettant alors de prendre la main sur le projet (et le groupe). On connaît la suite, le double blanc et sa pochette à la neutralité suisse, la quasi-individualisation dans le processus de création des deux disques. Réelle ou fantasmée, cette apparente toute-puissance irradie sur Abbey Road comme jamais. Enfin, il serait injuste de ne pas ajouter aux portraits de famille celui de George Martin, le producteur des Beatles, tout à la fois démiurge et pygmalion, sans qui les Fab n’auraient jamais été les Fab. Le duo mirifique que forment Golden Slumbers et Carry That Weight doivent tant à ce grand homme, dans tous les sens du terme, cette figure paternelle évidente.
À ce titre, cette face B et l’album tout entier incarnent le passé, le présent et le futur des Beatles éclatés, séparés, dissous, le potache Maxwell's Silver Hammer et le foisonnant medley annonçant ce que Lennon finira par détester chez son ancien frère d’armes pop : une forme de démesure (pour ne pas dire boursoufflure). Reste cette idée assez simple et heureuse que le groupe se sépare au meilleur moment, c’est-à-dire après avoir gravé cet album impérial qui sonna sans le vouloir le glas de la décennie sixties dans toute sa flamboyance. Fin de l’album qui se referme jusqu’à ce qu’une main curieuse et nostalgique vienne l’extraire d’un rayonnage de bibliothèque.
The Beatles, Abbey Road (Apple)
https://www.youtube.com/watch?v=f3eM3msuyzQ