L'esprit de la contre-culture n'est-il pas d'aller à contre-courant ? On le sait, 1969 aura été une année de bascule. 1969, l’année Charles Manson. En 1968, la chanson en demi-teinte des Mamas & Papas, Mansions, avait préfiguré le drame. Par suite des meurtres de Cielo Drive, les manoirs se referment, les hippies oublient leur rêve et en reviennent aux racines, le folk, la country, une musique plus simple, moins torturée, comme pour exorciser le cauchemar mansonien. Tous s’y mettent. Avec un certain succès. Les plus signifiants, Crosby, Stills & Nash, suivis par le Dead qui abandonne les longues divagations électriques pour embrasser une musique plus racinaire – et surtout plus écrite – dont American Beautyconstituera un sommet. Même Country Joe McDonald délaissera les fresques acides des deux premiers albums du Fish pour se muer en chanteur traditionnel.
Parmi les phares de l’acid-rock qui transpercent l’azur san-franciscain, on trouve le Jefferson Airplane. Sans doute le groupe le plus grand. Entre 67 et 69, si l’on fait abstraction du premier LP, l’Airplane signe quatre grand disques dont Volunteers semble amorcer le tournant précité. Good Shepherd, The Farm, A Song For All Seasons donnent une direction tandis que Hey Fredrick, Wooden Ships et Eskimo Blue Day bifurquent ailleurs. Cet ailleurs, Paul Kantner au sein du Jefferson Starship, se fera un plaisir de l’explorer plus consciencieusement en bon navigateur rock. Seul The Baby Treequi offre une forme et un fond dans l’air du temps, dénotera au milieu de la tracklist qui se voulait déjà une évocation du futur et un avant-goût des ambitieuses seventies. Au lieu de déposer les armes électriques, les musiciens prolongent l’american dream musical dans une étourdissante fresque aux accents science-fictionnesques. Ironie du sort, Kantner, qui a laissé de côté Spencer Dryden, Jorma Kaukonen et Marty Balin, convie à son bord les amis de la Baie, Jerry Garcia, David Freiberg, Crosby, Graham Nash, Bill Kreutzmann, Mickey Hart, ceux-là qui allaient calmer le jeu au sein de leurs propres formations. Au passage, on pourrait dresser un pont entre ce fameux Blows against the Empire et, dans une moindre mesure, If only I could remember my name… David Crosby. Même envie de tutoyer les étoiles, même sens de la camaraderie ; on y retrouve beaucoup des musiciens qui accompagnent Kantner.
Que dire de l’album, si l’on passe son concept, car il s’agit bien d’un album concept ! Derrière la diatribe antigouvernementale, l’idée d’un détournement d’un vaisseau spatial afin de trouver une terre plus propice (In-A-Gadda-Da-Vida ?), l’album simple s’avère un maelström sonore aux émotions multiples et le meilleur exemple à date du savoir-faire du groupe en matière d’écriture et d’arrangements. Si le disque commence assez efficacement avec Mau Mau (Amerikon), il se poursuit sur la triade The Baby Tree/Let's Go Together/A Child Is Coming divisé en deux parties, l’une traditionnelle, l’autre plus incantatoire où l’on entend le timbre si particulier de Crosby. A Child Is Coming est l’illustration musicale de la relation que Kantner entretient avec Grace Slick et qui accouchera, c’est le cas de le dire, d’une petite fille (que l’on voit sur la pochette de Sunfighter). Encore une fois, au-delà des références, citations, explications, les chansons constituant l’ossature de la face A se démarquent par leur intensité.
La face B est à l’avenant, qui démarre sur l’annonciateur Sunrise. Hijack, Home, Have You Seen the Stars Tonight?, X-Met Starship forment une suite homogène en forme d’apothéose. Si Kantner s’est inspiré du roman de Heinlein, Les enfants de Mathusalem – il alla jusqu’à demander au célèbre romancier l’autorisation de s’inspirer de son livre – il y a dans ces six morceaux et l’album tout entier une dimension james-joycienne, une puissance que le groupe, au gré des changements et des enregistrements, ne retrouvera plus jamais. Surtout, il s’agit incontestablement de l’œuvre de Kantner, même si ce dernier est aidé de Grace Slick, de Crosby et de quelques autres plumes. À ce propos, Kantner est sans doute le seul musicien de San Francisco à produire un album sous son nom, même si la logique du groupe l’anime, et qui soit au moins aussi bon que ceux produits avec l’Airplane et meilleur que les albums solo de ses camarades, hormis celui de Crosby. Bien sûr, Blows against the Empire est emblématique de son temps, par la singularité de son projet mais aussi par l’extrême liberté autorisée par RCA, chose impensable aujourd’hui. On peut se dire, à juste titre, que cette trop grande liberté a conduit des musiciens talentueux à trop souvent s’égarer dans les méandres des sessions d’enregistrement, jusqu’à perdre tout discernement. Où est la pop au passage ? La simple idée d’une chanson troussée en quelques minutes et que l’on sifflotera pour l’éternité, de génération en génération, a ici disparu. Pour laisser place à quoi ? À un rock un brin intellectuel, pour ne pas dire hermétique, dont les travers hippies menaçaient constamment de le pervertir.
Tout cela est vrai. Ce coup contre l’Empire ne serait qu’un essai, réussi pour le… coup. Sans tomber dans l’emphase, disons plutôt que ce Starship qui ne dit pas tout à fait son nom s’apparente à une aventure humaine et artistique. C’est là sa force, mais aussi sa limite. Et si l’Empire que Kantner visait n’était au fond que celui-là même qu’il avait érigé ? Vous avez trois heures.
Paul Kantner/Jefferson Starship, Blows against the Empire (RCA)
https://www.youtube.com/watch?v=HzclibWeXM8