Comment expliquer que la carrière de Leon Russell fut à ce point singulière et anecdotique ? Ce dernier mot est sans doute violent. Et si on le change, alors, modifions le duo de qualificatifs. Massive et à la marge conviendrait mieux. À la marge, sous les radars, comme si le musicien avait dû se cantonner au rôle d’éternel second. De Leon Russell, nous savons peu de choses en définitive, au sens où la grande mémoire de la pop n'aura retenu que quelques bribes informationnelles, des bouts d’histoire donnant une indication sur le talent de l’homme. Une discographie riche de vingt-cinq albums en atteste dans ses très grandes largeurs. C’est la première clé d’entrée, logique, ce que l’on appelle la base. Et l’on ne compte pas les collaborations montrant son importance sur la scène rock des années 70. La plus connue restant la tournée Mad Dog & Englishmen de Joe Cocker, formidablement résumée dans un double album qui, s’il ne rend pas compte de sa démesure, en donne une belle petite idée.
Penchons-nous un moment… sur un moment. Son tout début de carrière en solo qui démarre le 23 mars 1970, date de sortie de son premier album sobrement intitulé Leon Russell. Précisons pour poser l’homme que le disque sort sur Shelter Record, le label qu’il a créé avec Denny Cordell. Retournons l’album et observons la dédicace qui n’est en fait que la liste des participants et il y a du beau monde – on ne les citera pas tous –, des artistes du calibre de Glyn Johns, George Harrison, Ringo Starr, Klaus Voormann, Bill Wyman, Steve Winwood, Charlie Watts, Jon Hiseman, Mick Jagger, Joe Cocker, et B.J. Wilson ! Russell exhibe ostensiblement son carnet d’adresses. C’est peu dire que le musicien était donc incontournable. Et les chansons ? Une seule reprise, Old Masters de Dylan, quelques chansons écrites à quatre mains, le reste étant de sa seule plume. L’album débute par A Song For You, immortalisée à jamais par les Carpenters. La version originelle ne dénote pas. Au contraire. Elle brille tout autant que le visage de l’artiste sur la pochette de son deuxième LP. Dans les premières secondes, cette formidable descente d’accords jouée au piano comme pour suspendre l’instant. Le ton est donné. La suite fait force de loi. Russell est un grand. Il écrit A Song For You aux premières lueurs de l’année 70 et quelques mois après, Elton John lui donne quasiment la réplique avec Your Song. L’Anglais n’a jamais caché son admiration pour Leon Russell, qu’il revendique comme une influence fondamentale, celui qui lui a donné l’impulsion. Malgré le casting en or qu’il a convoqué d’un claquement de doigts, Russell enchaîne les chansons dans un registre classiquement rock, même si le son Platinum et la maîtrise des musiciens impressionnent. En fait, un constat se fait évidence : c’est dans les ballades que l’on préfère Russell, là où sa voix rocailleuse à la Axl Rose se dévoile le plus, prend tous les risques jusqu’à se briser. On l’admire aussi sur ces morceaux sortis de nulle part, comme Hummingbird. Delta Lady, par ses accents soul, charme aussi, on se rappelle sa version live très belle parce que chantée par Joe Cocker, mais Russell nous la livre sublimement emballée dans les grands orgues de l’Amérique. Un autre aspect ne manque pas de fasciner, son jeu de piano pop et à la fois rock qui a dû marquer pas mal de Sanson, de Berger.
Sur Leon Russell and The Shelter People, publié l’année d’après, le singer-songwriter qui a plus que jamais la carte nous ressort un backing band grand luxe. Qui pouvait se permettre cela, s’offrir un tel luxe ? La mégalomanie va jusqu’à les répartir en quatre groupes différents jouant sur certains morceaux. The Shelter People n’est pas en dessous de son devancier, il lui tient admirablement tête. Dès l’entame, Russell s’impose à nouveau avec un Stranger in a Strange Land impérial et audacieux. Of The I Sing qui lui emboîte le pas est au moins aussi excellent, sur un tempo toutefois plus rapide. Cette première face est un quasi sans faute, exceptés Crystal Closet Queen et Alcatraz qui ne brillent pas par l’originalité. Sur la face B, The Ballad of Mad Dogs and Englishmen reprend la main, et quelle main ! C’est un titre hommage aux concerts du même nom et qui subjugue par la beauté de ses arrangements, masterclass de la production. Si She Smiles Like a River séduit par son inspiration country détournée du chemin par une basse ondoyante, Sweet Emily renoue avec la majesté des compositions de Russell, parée des plus beaux atours soul. Et l’étrange reprise de Beware of Darkness de clore cet album sur une touche presque expérimentale – la mandoline épileptique.
Pour la singularité, qui dit mieux ? Quant à l’aspect "à la marge" de Leon Russell, il a été précédemment évoqué. Si l’homme est comme un poisson dans les eaux limpides de la ballade, ses morceaux les plus rock sentent parfois les fonds de vestiaire, la sueur stadium des groupes en tournée et des foules en délire. Jusqu’à nous faire dire ceci : on pourrait aisément reconstituer ou un deux chefs-d’œuvre en picorant dans sa discographie, en rassemblant les ballades et les morceaux barrés. Le résultat aurait-il été différent ? Russell se serait-il transformé en Elton John sur le strict plan de la popularité ? Sans doute pas, Elton ayant pour lui d’avoir livré au monde quantité de tubes interplanétaires. N’était-il pas le Rocket Man de la chanson ? Leon Russell fut le meilleur… Inspirateur. Et un musicien inspiré.
Leon Russell, Leon Russell & The Shelter People (Shelter Records)
https://www.youtube.com/watch?v=7QGs_dRZlyM