Quelque chose avait disparu des radars et qui était monnaie courante dans les années soixante-dix. Une certaine idée qui avait emmené le rock au-delà des frontières de l’imaginable, qui l’avait porté si loin que les punks avaient cru bon de sonner la fin de la récréation. La virtuosité. Celle-ci avait été propulsée par la figure du guitar hero dont Hendrix fut la première et la plus notable incarnation. En 1967, le journalisme n’avait pas encore trouvé, dans une fulgurance démiurgique, la formule de rock progressif. On parlait de rock progressiste, terme plus large permettant d’y faire entrer tout un pan de la pop, de Procol Harum à Cream en passant par Blood, Sweat & Tears. L’idée était de sortir des carcans de la chanson pop, alors réduite à un prolongement de la variété des années 50.
Quand on songe au mot virtuosité, quelques noms viennent logiquement et rapidement à l’esprit. Après Hendrix donc, il y eut Zappa, et lui seul pourrait tenir lieu de référence ultime tant il habita les deux décennies et les suivantes, tant son génie, sa folie, son sens contrôlé de la démesure le poussèrent naturellement à explorer d’autres formes musicales que le rock ou la pop : le jazz, la musique dite classique, voire contemporaine. Entre 2000 et 2024, foin de tout ça, hormis Radiohead qui continua à tirer le fil du prog sans jamais oser le dire. C’est peu dire que black midi en minuscule fut la réponse tant attendue au mainstream par un public versé, comme on disait, dans les musiques savantes, livrées dans leurs beaux habits rock. Et en plus, ils sont jeunes, anglais et beaucoup moins poseurs que leurs concurrents, même si le groupe cultive une esthétique visuelle tout à fait dans l’air du temps. Mais ce qui frappa l’auditeur, ce fut dès leurs débuts la puissance sous contrôle de leur musique, l’idée que celle-ci ne devait pas coller à un genre mais un engranger une centaine comme pour nous perdre, autant en analyses qu’en émotions. Salué par la critique, le groupe s’est pourtant disloqué, comme s’il n’avait pas résisté à l’intensité de sa musique. Mais tel le phénix, black midi renaît dans la personne de son leader, Geordie Greep. Celui-ci revient donc avec son tout premier album solo, le bien nommé The New Sound. Et la pochette illustre à merveille la promesse du titre. Une envie de faire table rase, enfin d’aller au-delà des bases qu’avait posées son groupe.
Si Cavalcade, leur chef-d’œuvre, ne laissait guère passer la lumière, sorte de course-poursuite sonique dont on avait du mal à se libérer, The New Sound ouvre largement les vannes de l’inspiration à des univers variés : musique tropicaliste (l’album a été enregistré entre Londres et Sao Paulo), jazz rock débridé dans un cadre chanté, mais on ne peut parler ici de pop, même si les morceaux s’avèrent plus mélodiques. Impossible de passer tout en revue, de nous arrêter sur chaque morceau pour en faire l’article, The New Sound s’envisage comme une expérience intégrale dans laquelle on doit plonger sans trop s’interroger et en laissant de côté tous ses a priori. De virtuosité il est ici pleinement question. Celle-ci explose en bouquet d’instruments, d’idées, de directions. Au début on est dérouté au sens premier du terme, puis on se trouve alors embarqué. Se figurer la pochette de Heavy Weather de Weather Report, avec son chapeau au-dessus d’une ville hérissée de gratte-ciel pris dans une tempête électrique, donne une idée assez exacte de ce que Geordie Greep est parvenu à créer, pour ne pas dire relâcher. Ces onze morceaux, cette heure de musique est pareille à un fauve qui vous saisit à la gorge. Car à la suavité d’un Weather Report, Greep ajoute la sauvagerie du rock, un rock à la limite du punk. On ne serait pas loin d’un Marquee Moon en plus rude et exotique à la fois. Bien évidemment, The New Sound fait plus que résister aux références qu’on tente d’invoquer en vain. Il lutte à mort et s’en arrache après avoir livré combat avec une morgue qui n’interdit pas l’élégance, comme As if Waltz qui vous le verrez porte si bien nom. De ce maelstrom infernal on retient Terra, Holy Holy, le morceau titre, même si toute la seconde partie du disque ne démérite jamais, au contraire. Elle brille comme un diamant vert dans une jungle inextricablement mélodieuse.
Nous sommes en 2024 et nous écoutons The New Sound. De tout son long. Sans interruption. On remue la tête. On sourit. On en apparaît presque hilare face à cette profusion nouvelle et formelle qui ne manque pas de fond. Cet album sera sans doute le meilleur album jazz de l’année, le meilleur album rock de l’année, le meilleur album world de l’année tant il synthétise toute une histoire de la musique.
Geordie Greep, The New Sound (Rough Trade)
https://www.youtube.com/channel/UCdWdRq9Xkit4mLizuIM7CGQ
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