Mandrake Memorial, plan à trois

par Adehoum Arbane  le 18.06.2024  dans la catégorie C'était mieux avant
Reductio ad Hitlerum ! 
Coup de tonnerre dans le Landerneau de la rock critique ! 
On ne vous l’avait jamais faite, celle-là, cette attaque, cette infamie. Et pour cause ! Le pire du verbe réduire. Ramener une chose à ce qu’il y a de plus bas. De plus vil. L’horreur faite homme. Réduire, c’est aussi en cuisine parvenir à une forme de quintessence saucière, retirer l’eau par évaporation afin d’obtenir un fond plus concentré en arômes, une texture plus onctueuse. Ici, le verbe est un art, une technique, pas une diversion. Une invention même. Revenons à la pop. Que se passe-t-il lorsqu’un groupe se réduit au fil des albums ? Les rats quitteraient alors un navire musical en perdition ? Un réflexe de survie avant le naufrage. Il y aurait un peu de cela si nous ne considérions pas de plus près le cas d’un groupe de Philadelphie, Mandrake Memorial. Entre 1968 et 1970, ils auront sorti trois albums sur Poppy, petit label qui parvint cependant à dealer avec MGM, RCA et United Distribution. Détail pouvant paraître anodin mais qui lui permit de sortir son second disque en France. 
 
Refermons cette parenthèse qui ne doit pas nous détourner du propos liminaire. Il se trouve qu’en trois disques, l’entité Mandrakienne passa de quatre (un de plus sur Medium, en la personne de Louis Delgato à la flûte) à trois membres. Comprenons bien. À ses débuts, le Mémorial à la Mandragore est composé de Craig Anderton à la guitare, de Michael Kac aux claviers, de Randy Monaco au chant et à la basse et de J. Kevin Lally à la batterie. Ce line-up contribuera aux deux premiers LP, The Mandrake Memorial qui sort en juillet 1968 et Medium qui arrive dans les bacs l’année suivante. Ces deux disques aussi cohérents que passionnants présentent pourtant deux visages. Si le premier apparaît comme plus traditionnellement pop avec de magnifiques envolées psyché, le second pousse le curseur du lysergisme un peu plus loin. Moins de titres mais des morceaux plus longs, un ensemble plus planant toujours transcendé par la voix majestueuse de Randy Monaco et les claviers si originaux de Michael Kac. C’est encore la face B qui emmène l’auditeur dans un voyage intérieur, méditatif, traversé d’orages électriques. Le groupe perd alors Michael Kac. Un séisme tant le son de l’orgue compte dans le dispositif sonore du groupe. Son pastiche de clavecin électrique avait donné aux précédents disques une splendeur cristalline fort éloigné de leurs concurrents, qu’ils usent et abusent de l’orgue Hammond ou qu’ils choisissent habillement le Farfisa. Mandrake Memorial est ailleurs. Que donnera donc cet album sans Michael Kac ? 
 
Earthfriend Prelude donne le ton. D’emblée. Détail amusant, si les musiciens sont cités, leurs instruments respectifs ne le sont pas. Comme si la réduction à trois, synthétisme habile, suffisait. Les musiciens constituent un bloc indissociable dans lequel la production, telle Excalibur, vient s’insérer. Foisonnant d’idées, le disque est un pavé d’ambitions, une somme de talents, d’interventions diverses, de directions esquissées, toutes concentrées en un point, ce Puzzle aux mille pièces scintillantes. On de Earthfriend, le second titre, quelque peu épuisé devant tant d’inventivités. Just A Blur (Version 1) est le premier morceau de liaison (il y en aura trois) qui poursuit cette narration musicale sans hiatus, d’une harmonie parfaite et où la mélodie est érigée en reine. C’est le cas du très beau HidingJust A Blur (Version 2) fait le lien avec Tadpole, morceau plus traditionnellement Mandrakien par sa tournure plus “rock” sans se priver d’être d’une apesanteur lui donnant sa magie. Surprise inattendue lorsque l’on découvre Kyrie, avec ces chœurs grégoriens. Nous ne sommes pas ici dans le rock chrétien mais dans un titre qui préfigure d’une certaine manière les passages les plus mystérieux de La mort d’Orion. La face se referme sur Ocean's Daughter, proche du jazz davisien ; on jurerait entendre Sketches of Spain. L’orchestre roucoule dans le lointain des bourdons légèrement hispaniques, quasi dilués, normal, le titre s’appelle la Fille de l’océan
 
Face B, c’est une autre histoire. Volcano Prelude démarre comme une charge héroïque dans le lointain, au petit matin, sur une grève encore désertée par les sabots de la horde. On croirait cavaler dans un cauchemar médiéval qui préfigure les images du Macbeth de Polanski. Volcano, le morceau, démarre sur un riff de Rickenbacker, enrubanné par la batterie dont le mixage en avant confère impact et puissance. C’est la chanson la plus dissonante jamais écrite et interprétée par le groupe qui s’ébroue sur la fin dans un chaos de notes et d’électricité débridée, disparaissant dans un fade-out idéalement trouvé puisqu’il embraye sur un motif d’orgue en fade-in autour duquel voix, bandes sonores et instruments viennent s’ajouter comme autant de murmures mélodiques. Étrange trait d’union menant droit vers le morceau le plus long, neuf minutes au compteur, Bucket Of Air. Un seau d’air contient bien plus qu’il ne l’annonçait, longue et lancinante mélopée psychédélique, en rien invertébrée comme les jams de l’époque, mais lente fusée baroque et hypnotique d’une créativité prodigieuse et d’une modernité annonciatrice de Neu! pour ne citer que ce groupe. Children's Prayer retrouve les accents religieux aux premières lueurs du Haut Moyen-Âge. Voilà le final et le morceau titre, le droit et vif Puzzle. Par certains moments, on croirait entendre le jeune Bowie des mid-sixties, mais la voix de Randy Monaco s’en distingue par son velours qui convient merveilleusement à la musique éthérée du trio. Just A Blur (Version 3) referme joliment le disque. 
 
Pour une formation psyché américaine, produire trois albums d’une égale intensité tient du miracle, d’autant que Puzzles’avèrera un magnifique point final à cette fabuleuse aventure, en marge de ce que firent les autres groupes dont certains n’en étaient pas moins talentueux. Comment expliquer cela ? Par cette étincelle en plus qu’on appelle inspiration. 
 
The Mandrake Memorial, Puzzle (Poppy)
 
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