Imaginez que Jimi Hendrix ait enregistré en 1966, dans le plus grand secret, Electric Ladyland, juste avant de sortir Are You Experienced… C’est un peu le cas, dans une moindre mesure, de Frantic qui a sorti très officiellement en 1970 un unique album plus que recommandable dont la pochette très expressive annonce la couleur de la musique qu’il contient. Du heavy psyché traversé de distorsion et de divers effets alors en vogue. Publié sur un label obscur, Lizard, comme il en existait beaucoup, ce disque est malheureusement resté confidentiel, trouvant un public parmi les fanatiques collectionneurs du genre qui aiment tant exhiber leurs dernières acquisitions tout en nourrissant la petite histoire contre-culturelle du genre psychédélique étasunien. Parce qu’elle est désormais admirablement documentée, on sait à quel point la seconde division des combos psychédéliques compte de pépites, de trésors sitôt gravés, sitôt oubliés, parfois enregistrés, aussi vite remisés. Tant est si bien que la liste des albums inédits ne cesse de s’allonger avec son lot de déceptions et d’excellentes surprises.
S’agissant de Frantic, la découverte est de taille. Pour en revenir à la thèse initiale, les Frantics (avec un "s" en plus) eurent la chance d’enregistrer un premier album dès 1968, en pleine vague acide donc. Non seulement le disque fut enregistré, mais il se trouve d’une rare cohérence en termes d’écriture et de production. Ce qui n’était pas toujours le cas de toutes les formations de l’époque passant d’un genre à l’autre. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de singles disparates ou de chutes issues de différentes sessions en studio, assemblés pour l’occasion. Birth un tout, un album qui porte bien son nom, éveil musical, conceptuel et discographique d’un groupe de cinq musiciens qui n’ont plus rien à prouver. En effet, Max Byfuglin au chant, Dennis Devlin et Kim Sherman aux guitares, Jim Haas aux claviers, David Day à la basse et Phil Head derrière les fûts ne sont pas le prototype de l’orchestre de bal s’échinant à rejouer les classiques à la mode. Dès leurs débuts, sans apparaître comme des virtuoses, les voilà qui maîtrisent leurs instruments, sachant tirer le meilleur de chacun, tout en usant parfaitement bien des outils du studio pour façonner des morceaux totalement originaux.
Mais avant d’aller plus loin, complétons leur histoire en ajoutant ceci : les Frantics ont démarré leur carrière comme bon nombre de concurrents, au mitan des sixties. Ayant acquis une solide réputation sur scène, ils ouvrent alors pour le Steve Miller Band, les McCoys et les Who. Le groupe se produit un peu partout, jusqu’à New York où il aurait jammé avec Jimi Hendrix. Les musiciens repartent vers l’Ouest et s’installent au Nouveau-Mexique. Ils signent alors un contrat avec Norman Petty, ingénieur du son et producteur qui possède ses propres studios, Petty Sound Studios, situés dans l’improbable bourgade de Clovis, entre Dallas et Albuquerque. Birth a été enregistré en 1968, mais l’album demeure dans les tiroirs. Le groupe décide alors de déménager à Los Angeles en 1969, où il enregistrera en 70 Conception, qui reprend d’ailleurs quelques morceaux de Birth. Les bandes de Birth sont alors exhumées en 1994 par le label Collectables qui les publie sous le nom de Relax Your Mind. Mais la qualité sonore s’avère en deçà des qualités du disque, une K7 de l’époque ayant fait office de master. Ainsi, contre vents et marées, les chansons se sont frayé un chemin jusqu’à 2018 où un label, Nor-Va-Jak Music, réédite le trésor caché avec l’autorisation de Norman Petty et en repartant des masters officiels. La même année, un second label sort la même version, avec la tracklist originale et une pochette alternative.
Quelle que soit la réédition, le résultat s’avère splendide, rendant justice aux douze chansons qui constituent la trame de Birth. Il y a beaucoup à dire sur ce LP ainsi révélé. Par où commencer ? Et sans forcément détailler chaque titre. D’abord, si tout l’album tient du chef-d’œuvre, il convient de dire qu’une série de chansons se détachent d’un ensemble homogène par leur puissance d’évocation psychédélique, servie par les qualités évidentes des musiciens. Parlons-en d’ailleurs. Max Byfuglin interprète les chansons écrites par son guitariste avec une rare majesté, son timbre si singulier, rappelant celui de Keith Relf en plus grave encore, nous éloigne du style de musique des formations post-garage qui écumaient encore la scène musicale à la toute fin de l’année 67. La guitare fuzz remplit parfaitement son rôle mais trouve ici des accents encore plus trippants, tout comme l’orgue d’ailleurs, d’autant que les chansons s’éloignent des structures conventionnelles du blues pour explorer pleinement le psychédélisme. Sur la face A surgissent des classiques comme Lady of the Night, Child of the Universe et le porte-drapeau du disque, Relax Your Mind, qui avait inconsciemment donné son nom à la première réédition. La force et l’impact de cette chanson de durée moyenne a tout du slogan politique. N’omettons pas de citer le titre d’ouverture, Her & Her Mountain, parfait état d’esprit de ce que nous trouverons par la suite, l’efficace Sweet Mary et la belle ballade Think About It.
Sur la face B, ce sont Just for a While, court mais intense, Stranger, étonnant morceau à tiroirs aux accents rock, pop et psyché à la fois, et Stone Goddess, impérial et dramatisant à souhait, qui nous sautent aux oreilles. She, quant à lui/elle, opère une sortie de route stellaire fort peu commune et qui font dire à quel point ces Frantics sont de frénétiques héros du psychédélisme. Si Great Tomato opère à un retour au calme, renouant avec l’art de la ballade, Scitnarf (It Matters Not at All) reste sans doute le morceau le moins intéressant, trop connoté blues pour survivre face à tant de totems acides. Revenons sur Stone Goddess, fin idéale et ultime pièce maîtresse d’un disque sans temps mort. C’est peu dire que cette chanson laisse coi, naviguant à cent coudées de la concurrence qui pourtant ne fut pas avare en sombres odyssées. C’est qu’ici tout est parfait : la rythmique tribale, la guitare ensorcelante, l’orgue vrombissant au bon moment, les chœurs guerriers et quelques petites idées de production comme cette trompette sonnant sans crier gare, au milieu des nappes d’orgue et de la guitare inflexible, quand elle ne scie pas l’ensemble à coups de fuzz. Ces aspects-là avaient échappé à l’écoute de la réédition de 94. Tout le faste de la déesse est restitué avec, encore une fois, la voix de Byfuglin aux avant-postes.
On ressort essoré mais heureux d’une telle écoute, remerciant au passage les dieux de la réédition, ces chercheurs d’or passionnés qui passent dans le tamis de leurs critères tous les enregistrements d’une époque qui n’a pas encore livré toutes ses merveilles. Birth des Frantics en est une, une de plus. De quoi se dire que le mythe continue d’errer telle une lancinante chanson psyché.
The Frantics, Birth (Lost Sounds Montana)