À la sortie du concert que donnait The Musical Box, projet fou de musiciens montréalais s'échinant à rejouer les tournées du Genesis de Peter Gabriel – ici le Selling England by the Pound Tour –, il suffisait d'écouter les commentaires pour se forger un avis. Au-delà des impressions convenues bien que sincères, celles relatant un spectacle total, il fallait laisser traîner ses oreilles à dessein. Mais avant d'en dire plus, un constat s'impose. The Musical Box ne vit pas seulement sur la nostalgie d'un âge d'or musical passé, même si la volonté de faire vivre l’entité Genesis par-delà le temps est réelle. Certes, le public réuni pour l’occasion témoigne du passage impitoyable des années. Beaucoup de sexagénaires, qui furent pour la plupart les jeunes témoins de l'ascension de la Genèse. Parmi les têtes chenues, on distinguait des visages plus juvéniles, sans doute des trentenaires. On les reconnaît aisément par le style vestimentaire informe, parfois approximatif, tel qu'il s'étale en rangées monochromes dans les enseignes bon marché. Mais là n’était pas le sujet.
Ce soir, les superlatifs allaient bon train, mais les qualités mélodiques l'emportaient largement au rang des considérations exaltées. Sans doute n'est-il pas hardi d'en déduire que ce public inattendu et ayant tout de même fait l’effort d’aller voir The Musical Box – souvent en famille – ne connaissait pas forcément les albums de Genesis, et ce n'est pas lui faire injure que de le souligner ! Il est vrai que cette musique a de quoi surprendre nonobstant le genre auquel celle-ci appartient et les moqueries, sinon le dédain, dont le rock progressif est depuis longtemps la victime. Cette jeunesse plutôt portée sur les musiques urbaines succomba ce soir-là aux charmes enjôleurs des chansons de Genesis alors que After The Ordeal ne figurait pas dans la setlist. On y trouvait cependant bien des trésors fidèlement restitués, l'émotion en prime. De quoi convertir les néophytes, toucher leur cœur d'amadou. Surtout, et il faut le préciser, Selling England by the Pound demeure la meilleure porte d'entrée dans l'univers genesien, l'album le plus romantique, le plus délicat et dont la sophistication extrême ne se veut jamais un paravent aux élans du cœur, aux tourments de l'âme. Nul besoin d’être un expert, un musicologue, pour y succomber.
Mais avant d'entrer dans ce monde si singulier, la jeunesse pourra se retourner et constater à quel point la production actuelle semble musicalement rabougrie. Un rétrécissement esthétique qui, s'il ne touche pas toute la production du moment, est suffisamment inquiétant pour être pris au sérieux. La musique s'est simplifiée, moins de mots, moins de notes, moins d'instruments, donc moins de couleurs harmoniques accouchent d'une bouillie sonore translucide, sans épice ni saveurs. Et le fait que la pop soit écartelée entre rap et électro n'arrange rien. Sans variations, sans la richesse de la plus large palette instrumentale, on a perdu la profondeur et la nuance qui en est le corollaire. On objectera que le rock, pour efficace qu’il soit, n’est pas toujours subtil. Il n’a d’ailleurs pas l’obligation de faire dans la dentelle, jouant son rôle de musique brute, festive, communautaire. Quel que soit le curseur que l’on fixe en matière d’exigence, le constat demeure le même. Celui d’un appauvrissement général qui laisse les esprits curieux en jachère. Devenue un consommable parmi tant d’autres, la musique actuelle peut s’oublier. Voilà pourquoi celle de Genesis, au travers du medium Musical Box, éclate à ce point, percutant de manière presque violente un auditoire si peu coutumier de cette complexité. Elle continue d’exercer son pouvoir de fascination longtemps après, et c’est sans doute ses bribes splendides que chacun emporta avec lui. Si le projet Musical Box a un mérite, en plus de son étourdissante virtuosité, c’est de réactiver le glorieux passé de Genesis en ce sens que ces concerts réguliers nous ramènent vers les disques du groupe officiel. Pour Genesis plus encore que pour les autres, la période du succès commercial, disons-le planétaire, avait un peu occulté la discographie des années 69-76. Qui du grand public était capable de citer un album, un titre du Genesis de Peter Gabriel, en dehors des fans bien sûr ? De retour chez lui, chaque spectateur, chaque spectatrice qui ne savait rien de Selling England by the Pound, de Foxtrot ou de Nursery Cryme se fera une joie de pianoter sur son clavier ces étranges noms qui révèleront ensuite leurs trésors infinis, d’autant plus à l’ère des plateformes de streaming où un choix vous mène à un autre, ouvrant les multiples portes d’un couloir perpétuel, comme le célèbre générique de l’émission Cinéma Cinémas. En attendant, nous continuerons de pister les futures annonces de The Musical Box, incroyable malle aux trésors que nous ne connaissons pas tous encore.
The Musical Box commemorates the 5Oth Selling England by the Pound (le 5 avril 2024 à Pleyel)