« Dionysos avait été ligoté. » Ce sont les mots de Manzarek pour qualifier la performance de Morrison, tard dans la nuit du 30 août 1970 (2h du matin) à l’île de Wight. Pour la petite histoire, les Doors arrivent à Wight sans connaître les conditions dans lesquelles ils se produiront. Le plus grand des festivals du moment – 600 000 pèlerins au total – ne coche pas forcément toutes les cases en matière de standards d’organisation. Un seul spot rouge éclaire la scène, qui plus est à l’heure tardive où les Doors démarrent leur set. Les musiciens peinent à se distinguer. Morrison, qui est pris dans les nasses de la justice pour l’affaire de Miami – un attentat à la pudeur qui pourrait l’envoyer à l’ombre pour les trois prochaines années – profite de ce concert en Angleterre pour s’évader, dans tous les sens du terme. Il est probable que la menace judiciaire conjuguée avec les conditions spartiates du festival l’aient quelque peu contraint. D’où la phrase de Manzarek. Le monstre de sensualité, sorte de Mister Hyde de paillettes, est resté aux vestiaires. Sur scène, un chanteur de blues concentré, habité dirait-on, barbe de Zeus antique, paupières closes, livre une prestation plus que digne. Celle-ci restera fameuse.
Là encore, les conjectures vont et viennent. On le sait, le groupe vit un sursis – un sursaut ? Sans doute et le concert de Wight le prouve, tout comme le fera leur chant du cygne, l’album préféré des fans, L.A. Woman. Ce sursis n’est pas que judiciaire, comme chacun sait. Les Doors donneront deux représentations supplémentaires après ce live, puis Morrison s’envolera. D’abord pour Paris. Puis… Un direct pour les cieux. Ces funestes événements à venir auront-ils dicté à Morrison de mieux se conduire, de recouvrer sa forme originelle de chanteur hypnotique ? Nulle ne peut le dire avec certitude. Pour autant, certains signes ne trompent pas. Comme avant de mourir, le groupe voit quasi défiler sa vie discographique devant ses yeux. En effet, les Doors puisent dans leur répertoire le plus ancien, celui des premiers âges. Après Roadhouse Blues, le tube qui passe en boucle au moment où ils se rêvent insulaires, les musiciens enchaînent Back Door Man et Break On Through. Le groupe joue serré, dans tous les sens du terme. Mais ils jouent bien, efficace. Il faut dire que chaque musicien, par son parcours, son style, son école même, confère à la musique des Doors son style si particulier. De 67 on passe à 67 avec une revisitation de When The Music’s Over. Puis, trois années passent en quelques secondes. Les quatre entament un Ship of Fools maîtrisé qui n’empêche nullement Ray de se lancer dans un chorus démoniaque. L’interprétation est parfaite, meilleure que dans le disque. Du blues qui plane, c’est aussi ça les Doors. Merci à la frappe légère et puissante de John Densmore. Entre lui et Krieger, l’osmose se crée sous les entrelacs fluides du guitariste. On n’est pas loin du jazz. Passionnant. Languide, Morrison semble marmonner tel un vieux sorcier mais le charme n’est jamais rompu, le leader évitant les pitreries théâtrales dont il avait naguère le secret.
Retour dans le passé avec Light My Fire. Malgré tout usé, Morrison donne au public ce qu’il veut, les tubes, les classiques, les morceaux qui appartiennent à cet Eden qu’est la jeunesse. Indémodable. En 1970 cela relèverait presque de la gageure. En 70, les ondes sont traversées par les déhanchements sexy du hard, du glam et les premières épopées progressives. Les Doors, eux, sont des seigneurs. Ils feraient du rock garage quand la jeune garde poserait les bases de l’électronique. Ils n’en ont cure. Pour l’heure, Light My Fire est l’occasion de ressortir les vieux oripeaux psychédéliques. Pas si vieux d’ailleurs. On prend la mesure de la grandeur du titre, son époustouflante majesté, son hispanisante sincérité. On voit – le mot est important – tout le génie de Robbie Krieger qui n’a pas les poses aguicheuses et dramatisantes des guitaristes de l’époque, tout dévolus au Rock Dur qui a les faveurs du public. Krieger est un maître. Au sens premier. C’est un professeur sans les lunettes et la poussière du costume. C’est un Gábor Szabó californien. Sa Gibson SG Cherry Red portée haute. Elle semble se fondre dans les teintes rougeoyantes du film, comme un buvard d’acide se dissolvant sur la langue. Et pour refermer idéalement ce set et ce texte, quoi de plus naturel que The End. Morceau un peu honni pour son mysticisme de bazar, et pourtant. Là aussi, il faut bien une interprétation live pour constater à quel point cette musique nous apparaît, dans les derniers éclats de lueurs, vibratoire, pulsative. La nuit lui va plutôt bien. Les mots nous semblent plus magiques encore. Nous fermons nous aussi nos beaux yeux morrisoniens, le songe d’une nuit d’été peut commencer. On a souvent raillé la posture poétique de Morrison. À onze mois de sa mort, il irradie, plus vivant que jamais. The End se métamorphose, se medleyise. Across The Sea, on navigue dans un Gange émotionnel, Away In India, le grand fantasme du monde pop que Coltrane avait affleuré (avec son India à lui). Avec Crossroads Blues, la basse du clavier de Ray sonne presque kraut. Wake Up vient briser ce bel ordonnancement un peu foutraque mais qui tient à l’alchimie d’un groupe en pleine possession de ses moyens. Qui repart aussitôt dans un riff très Not To Touch The Earth qui retrouve cependant le thème initial de The End. Savoir-faire évident et magistrale démonstration de cohésion musicale là où on aurait pu attendre un groupe défait par les déconvenues, vaincu par le succès, trop grand, trop lourd à porter.
Le film du concert joue habilement de cette symbolique et des images que donnent les Doors, sans même le savoir. Même au bout de leur vie artistique, ils demeurent hautement iconiques. “This is the eeeend”, prononce Morrison avant de relever le micro. Fondu au noir sur le mythique logo des Doors. Tout est dit. La fin.
https://www.youtube.com/watch?v=9sBKSv5g0zM