La sortie du nouvel album de The Smile, projet mené par les deux têtes pensantes de Radiohead et qualifié de rock progressif, nous amène à réfléchir sur la signification de cet adjectif. Qu’est-ce au fond que le prog ? Jonny Greenwood l’avait défini – et critiqué – comme une musique s’évertuant à vouloir ressembler à la musique classique, en cause le terme parfois trompeur de rock symphonique dont on affubla jadis Yes. Mais Yes est-il une tentative de sonner comme un orchestre philarmonique ? Fait-il des opéras à la Wagner ou une symphonie comme Beethoven ? Bien évidemment non.
Ce simple constat permet d’abord de rappeler que toute appellation ou étiquette a ses limites. Ne l’oublions pas, le rock progressif est avant tout une pure invention journalistique. Ne jetons pas la pierre au critique qui cherchait avant tout une manière d’appréhender ce genre naissant. À l’époque, le terme ne semble pas figé. On parle de rock progressiste et sous cette nouvelle classification, les critiques font entrer des formations aussi différentes que le Jimi Hendrix Experience, Cream, les Moody Blues, Chicago Transit Authority et bien d’autres. Par progressiste, on entend basiquement un rock qui progresse en s’écartant du format pop et du carcan de la chanson courte, conçue pour la diffusion radiophonique. Dans cette démarche, il marque avant tout le désir d’échapper aux tentations commerciales, de se consacrer à la musique comme art exploratoire. C’est ce que réalisera des deux côtés de l’Atlantique le mouvement psychédélique dont le rock progressif est le prolongement naturel, comme aux USA où la frontière semble plus floue en ce début de décennie 70. En effet, nombreux sont les groupes psyché à négocier le virage progressif sans trop de difficulté. Parmi eux, citons Fantasy, Gypsy, Jasper Wrath, Mary Butterworth, Maypole, Plum Nelly etc.
En Angleterre, la transition s’avère plus nette. Et pour deux raisons. Le rock progressif, sans qu’on lui accole cette étiquette, commence dès l’année 1967, suivant un chemin parallèle à celui du psychédélisme. Prenons un exemple. En 67, le psychédélisme s’incarne pleinement dans le chef-d’œuvre beatlesien Sgt. Pepper’s. Il ouvre la voie à des formations aussi différentes que Traffic, Tomorrow ou l’Incredible String Band. La même année, les Moody Blues posent les bases d’une musique symphonique, agrégat de multiples genres, classique, jazz, folk et rock – les Moodies sont de fins mélodistes – au travers d’un disque fondateur, véritable Fantasia pop, Days Of Future Passed. Tout y est déjà. L’aspect conceptuel de la narration, les différentes ambiances et structures, parfois au sein d’un même morceau (Evening: Twilight Time) jusqu’au fameux mellotron. Les Moody Blues seront la page blanche de King Crimson. Dans cette lignée, on trouve aussi Procol Harum, qui donnera à travers Shine On Brightly sa vision du genre. Au milieu, évolue Pink Floyd. Le groupe démarre avec la pop pour rapidement bifurquer vers un psychédélisme sombre qui fait écho à l’acid rock san franciscain. De là, la formation n’aura de cesse de se réinventer, accouchant du space rock après une courte escale en terre progressive, sur Atom Heart Mother.
La deuxième raison demeure purement conjoncturelle. Lorsque le psychédélisme s’étiole, il cède la place à une musique plus rude, dont les premiers héros sont Deep Purple et Led Zeppelin. Nous sommes fin 68, début 69. Alors que la révolution pop avait débuté dans les fleurs, sa conversion se veut le reflet des angoisses du monde : guerres, famines, apocalyspe nucléaire. Ce pessimisme ambiant nourrira en profondeur un autre artiste, son groupe et un premier album : In The Court Of The Crimson King, enregistré à l’été 69 et sorti à l’automne comme un mauvais présage. Des Moodies, King Crimson n’aura gardé que la flûte et le mellotron, pas même son premier producteur Tony Clarke qui avait justement accompagné les Moody Blues. Le Crimso (et Fripp) décide de produire lui-même son disque. Coupure nette et sans bavure. Comme pour faire table rase du passé. Pete Townshend ne s’y est pas trompé, qui qualifia l’album à sa sortie de “chef-d’œuvre de l’étrange”. Seule exception à cette règle d’un acte de naissance brutal, époque oblige, les cas de Soft Machine et de Caravan, enfants du psychédélisme britannique. À la nuance près que Soft Machine produira d’emblée une musique assez bizarre, déjà traversée par le jazz, l’électronique et l’intellectualisme. Quant à Caravan, son premier disque comporte un grand final de neuf minutes. À ces premiers groupes, créateurs d’un progressif antique, on peut ajouter VdGG (pour les intimes), dont le premier album en 1969 se démarquait déjà de la scène psyché.
Une deuxième génération arrive à la toute fin des sixties et qui, de premier album en reformation, trouvera son accomplissement autour de ces trois années importantes, pour le prog, 1971-1972-1973. Il s’agit de Yes, Genesis, ELP et dans une moindre mesure Gentle Giant. On peut cependant mettre de côté – non que leurs qualités ne soient avérées – Jethro Tull (plus une formation de blues folk médiévale), Family qui suit un parcours à peu près similaire, quoique plus traditionnellement pop et folk et la seconde génération des groupes de Canterbury (Egg, Matching Mole, Hatfield & The North et National Health). Ces derniers se distinguent par leur savant mélange de pop, de jazz et de dérision tout en usant du temps long pour improviser (alors que tout était en définitive écrit) ! Tandis que King Crimson continue de se chercher et que VdGG (et Peter Hammill seul) impressionne – le public italien surtout ! – par la constance et la folie de leur musique, Genesis et Yes s’inscrivent dans une tradition dite symphonique et théâtrale.
Pour Genesis, qui connut trois époques (Avec Peter Gabriel, sans Peter Gabriel mais avec Phil Collins au chant, puis en trio), la poésie permet au propos général d’échapper à la prétention, au maniérisme qui demeure le lot commun des formations progressives concurrentes, ELP pour ne citer qu’eux. Ce qui frappe chez Genesis n’est pas tant la virtuosité, même si chaque musicien brille par sa technique et la singularité de son jeu, mais bien la délicatesse d’un ensemble qui ne souffre que rarement de longueurs. De 1971 à 1976, la discographie genésienne passionne un public au début cantonné aux bancs des universités où le groupe tourne jusqu’à séduire une audience plus large, celle des stades. Même trajectoire pour Yes ou YES, en lettres capitales (on pense au logo de la première pochette). Manière d’imposer déjà, un peu plus qu’un style, un sens de l’odyssée. De 71 à 73, le groupe signe trois immenses disques, deux simples et un double, Fragile, Close to the edge, Tales of topographic oceans. Tales of est de loin celui qui pousse les curseurs progressifs au-delà de l’imaginable. Ritual (Nous Sommes du Soleil) assume toute l’horreur d’un solo de batterie pour nous offrir un final limpide et libérateur renouant avec le thème et la mélodie de l’introduction. Le reste perpétue cette tradition du symphonisme rock avec autant de puissance, la grâce en moins. Ainsi va le prog. Oh bien sûr, le genre a ainsi enfanté des monstres difformes, pas tant pour la longueur des titres que la vacuité du propos. N’est pas Genesis qui veut. Si The Lamb Lies Down On Broadway se veut leur disque le plus abouti, double album souffrant parfois de son format, la pop y est constamment présente, y compris dans les interstices nébuleux de Carpet Crawlers. Yes aussi, derrière ses breloques spirituelles, rappelle le meilleur des Beach Boys. Le prog rock charme quand sous les brocards il dévoile ses dentelles. Ça n’est pas là le moindre de ses paradoxes.
Pour en revenir à The Smile/Radiohead, comment définir le prog rock, sinon en creux ? Il n’est pas à l’évidence la musique que l’on découvre sur ce deuxième album. Certes, les morceaux y sont longs, le plus épique dépasse de peu la barre des huit minutes. On y trouve des accords parfois complexes, quelques ruptures de rythme mais celles-ci se passent sans heurt, comme un flot continu qui nous rappelle plus les longues suites horizontales du rock allemand. La comparaison pourrait sembler galvaudée, facile, mais il y a un peu de cela, surtout dans Under Our Pillows. MêmeBending Hectic ne varie que peu, trouvant dans son final une tentative d’explosion bien molle. Or, le progressif ce n’est pas ça. Le prog, ce sont les suites à tiroirs, mais avec l’idée que ces tiroirs sont gigognes et qu’on ne sait jamais ce qu’on y trouvera. De breaks en passages dits pastoraux, d’envolées célestes en finals grandioses, l’auditeur aura parfois le sentiment de ressortir extenué. Étonnant ? Non, puisque le progressif ne vit que par la variété des climats, des idées et des styles dans un seul et même morceau, portant la promesse ambitieuse de nous surprendre à chaque minute. Le progressif n’est pas une autoroute linéaire, mais une multitude de chemins vicinaux reliant deux points séparés par une longue distance. Les Moodies avaient vu juste en appelant leur ultime album Long Distance Voyager. Et comme dans un récit de Tolkien – qui fut l’une des grandes sources d’inspiration du progressif –, le voyage s’apparente alors à une quête, celle-ci s’enrichissant de rencontres, de confrontations, de combats titanesques, de pauses méritées, d’explorations tortueuses jusqu’à la résolution qui est censée la conclure. Débuter une œuvre ou un morceau prog, s’y laisser évoluer, vous transforme de telle sorte qu’on en sort différent.
C’est sans doute cela l’idée de progression, au-delà des définitions usuelles (rock du progrès, progression d’accords), une perpétuelle avancée. Ainsi, malgré son statut de musique de répertoire, le prog aurait pu devenir à l’instar du latin une "langue morte". Or, il continue malgré tout de vivre. À la marge… et aussi dans ces colonnes.
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