Spriguns, un brin ?

par Adehoum Arbane  le 27.02.2024  dans la catégorie C'était mieux avant

Coup de tonnerre dans le Landerneau folk rock britannique. Le 21 avril 1978, Sandy Denny meurt à l’Atkinson Morley Hospital de Wimbledon d’une hémorragie cérébrale. Il faut dire que depuis 76, la célèbre chanteuse souffrait de dépression, état qui voyait sa consommation d’alcool et de drogue dramatiquement augmenter. Est-ce pour cette raison que Mandy Morton fut traversée par les flèches de l’inspiration ou, disons-le autrement,  qu’elle reçut l’injonction de prendre le relais avec Time Will Pass, troisième et meilleur album de Spriguns (of Tolgus), le deuxième pour la firme Decca ? Thèse quelque peu hardie, sachant que le groupe se sépare en 1978 après une courte carrière débutée trois ans plus tôt, avec Jack A Feather. Alors pourquoi parler de Sandy Denny (et indirectement de Fairport Convention) ? 

Il existe en effet quelques similitudes entre la musique de Spriguns et celle de Fairport, au-delà bien sûr de la présence d’une femme au chant. Cependant, le premier groupe, celui qui nous intéresse ici, ne se veut pas un simple décalque du second. Sorti en 1977, en pleine vague punk, Time Will Pass est la queue de comète de la production folk des seventies. Celle-ci commence d’ailleurs à pâlir. Elles semblent loin, les belles années de Fairport Convention, de Trees, Pentangle ou de Jan Dukes de Grey. Que Spriguns dira de plus à l’heure où le public a soif de nouveauté et aspire à autre chose ? C’est là tout l’intérêt de Time Will Pass : son statut d’outsider. Et à plus d’un titre. Ainsi, contrairement à Fairport et malgré la présence de son mari de l’époque dans le groupe, Mandy Morton écrit toutes les chansons, paroles et musique. Elle incarne la figure centrale de Spriguns et ce troisième LP pourrait largement être un album solo. Sur la photo de la pochette, prise de haut, le groupe baisse les yeux, vaquant à ses occupations. Seule Mandy Morton nous regarde. Un signe, déjà. Le deuxième point de différence qui fait bifurquer la musique ailleurs tient aux arrangements.  Ce ne sont pas tant les guitares électriques, leur aspect un peu rude là où Fairport jouait la carte de la fluidité, qui nous indiquent une forme de singularité. Sur Dead Man's Eyes qui ouvre magnifiquement l’album, le chant de Mandy, notamment sur le refrain, s’inscrit dans une dramaturgie qui reviendra à de nombreuses reprises. All Before est le premier aiguillage du disque. Sur ce titre, le groupe joue à fond la carte de la chanson de singer-songwriter. Piano, cordes donnent à cette ballade pop, si ce n’était la guitare acoustique, toute sa majesté. Si For You démarre comme une chanson de Laurel Canyon, l’immixtion d’un synthétiseur ajoute une couleur supplémentaire, plutôt tendre, et donne un petit indice des orientations futures, encore que. 

Après, les choses se compliquent, se brouillent. Time Will Pass. Le morceau titre. Entame glaciale. Presque new-wave avant l’heure. Malgré la rythmique nous ramenant en terre rock, la chanson ne cesse de fasciner, alors qu’elle ne nous engage que sur deux petites minutes et trente-trois minuscules secondes. On regrette presque qu’elle s’achève en fade-out. White Witch retrouve des accents plus solennels, avec son orchestration à la Moody Blues, période 1967. La beauté du thème emporte tout et évite les aspects les gênants de la comparaison. Décidément, Spriguns n’est jamais là où on l’attend. Blackwaterside qui lui fait suite s’ouvre sur un riff très années 90 et le retour du même synthétiseur, dans sa version septentrionale, voire marmoréenne, ajoute au mystère de la chanson. Sans parler des ruptures de rythme et des orages électriques qui achèvent d’en faire un des grands moments du disque. C’est possiblement une musique que le Led Zep de 73 pouvait produire mais qu’il n’a jamais faite. Rappelons-le, nous sommes en 77 et le vieux folk-rock a finalement encore quelques cordes à son arc. You're Not There s’inscrit dans la lignée du précédent morceau, même si le tempo plus ralenti l’en distingue. Une fois de plus, la façon de Mandy Morton de chanter inspirant des visions tantôt préraphaélites, tantôt macabres, parfois les deux. Devil's Night s’avère un autre exemple de ce folk réinventé et figé en même temps dans une forme de glaciation instrumentale qui saisit la peau de l’auditeur comme les froids du grand Nord. Pour clore l’ensemble, rien de vaut la lenteur hiératique de Letter To A Lady où le clavecin semble jouer des coudes avec le synthétiseur et ce final en grande pompe qui nous cloue sur place. 

Au fond, on ressort de ce Time Will Pass un peu troublé, l’angle du début ne fonctionnant plus vraiment. Le nom (et le sang) de Spriguns Of Tolgus ne ment pas. Qu’en ont pensé les gens de chez Decca, habitués aux sucreries pop des Zombies, Who et au rock bien carré des Stones ? Dans le chaudron de Spriguns se mélangent tant d’ingrédients que l’on pourrait aisément s’en détourner. Et pourtant, comme une potion à la fois délicieuse et magique, on y revient. Spriguns, ce joli brin de nouveauté au couchant des seventies. 

Spriguns, Time Will Pass (Decca)

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https://www.youtube.com/watch?v=uNSERuulosU

 

 

 

 

 

 


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