Apoteosi, en toute humilité ?
Le prog rock est à l’image de la peinture de la Renaissance. Les grands maîtres furent souvent imités. Dans le dédale pictural des nombreuses déclinaisons, les apprentis génies se perdaient souvent, peinant à s’extraire du lot. Sont-ils restés dans l’Histoire ? Généralement, non. Il va de même des groupes qui ambitionnèrent de devenir les égaux des Genesis, YES, VdGG, King Crimson, ELP, pour ne citer qu’eux. Le prog est un exemple d’autant plus criant, voire cruel, qu’il connut en Europe de multiples incarnations toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Après l’Angleterre, on peut citer l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la France dans une moindre mesure (encore que). L’Italie est le pays où l’on trouve les meilleurs copistes, certains d’entre eux ayant accédé à la notoriété (PFM, Le Orme, Banco del Mutuo Soccorso, Goblin bien sûr). Les moins chanceux, malgré un ou deux enregistrements d’époque, ne connurent pas la postérité.
C’est le cas d’Apoteosi. Sans doute cela tient-il au groupe en lui-même. Formation familiale autour de Federico, Massimo et Silvana Idà, Apoteosi se choisit un patronyme à hauteur de ses ambitions. Le contraste entre le caractère identitaire du groupe et les promesses de son nom les auront peut-être relégués dans la seconde division des formations prog italiennes. Si on ajoute l’œuvre unique et son année de création, 1975, un peu après le millésime mythique de 1972, la thèse ne paraît pas si absurde. Enfin, l’artwork bien qu’intemporel n’aura pas vraiment aidé. Le nom du groupe s’y détache sur un fond noir à l’austérité si peu latine, zébré par trois lignes horizontales, et trois verticales. Sortes de partitions ? Qui sait. L’écoute, quarante-huit ans après, balaye tous les préjugés. Structurée en cinq parties, cette apothéose l’est vraiment. Maligne, elle synthétise ce que le genre a fait de meilleur. Il y a un peu de Genesis, une légère dose d’ELP, la folie d’un VdGG (mais sans sa noirceur) et bien plus encore. Car le groupe a su trouver son style. Il montre surtout des qualités mélodiques qui font parfois défaut aux avatars prog, trop préoccupés à faire dans la virtuosité pour masquer leur manque d’inspiration.
La première face se répartit sur trois thèmes, tous imbriqués, Embrion, Prima Realta' et Frammentaria Rivolta. Cette entame de dix-sept minutes et quelques réunit tous les ingrédients du choc émotionnel. La maîtrise technique au service de l’écriture et de l’interprétation. La splendeur du thème que l’on retrouve à plusieurs moments rappelle ces bandes originales de films horrifiques, les giallos, sans pour autant les singer. Ici, la dramaturgie sert le propos et la musicalité n’est jamais vaine. Enfin, le chant féminin de Silvana Idà apporte au morceau une certaine douceur, comme des respirations entre les passages instrumentaux où les musiciens rivalisent de talent. Car au-delà des artifices classiques du prog, à savoir les chorus d’orgue, de moog et de mellotron, les motifs de flûte toujours bienvenus, le guitariste n’en fait pas trop et le batteur ponctue avec souplesse les transitions qui, au final, ne se ressentent pas. L’harmonie est totale.
La seconde face a le bon goût de démarrer au piano acoustique, donnant à la musique des accents classiques qui, pour une fois, ne lorgnent jamais vers le kitsch. Le groupe n’essaie jamais de sonner symphonique comme le ferait un orchestre philarmonique. Au contraire, le piano a pour fonction de placer les musiciens dans la prestigieuse catégorie des singer-songwriters. Et c’est Dimensione Da Sogno qui le prouve le mieux. Et trois minutes et quarante-sept secondes. Trois minutes et quarante-sept secondes de pure sentimentalité. On a quitté le prog pour retrouver les rivages de la pop. On pense alors à Matia Bazar. Les paroles que l’on devine, accroissent cette impression d’universalité. Enfin un groupe prog qui ne parle pas la langue de la fantaisie ou de la science-fiction ! Magistrale, Dimensione Da Sogno prend typiquement la forme de la chanson de fin d’album, avec ses trémolos de moog dans ses dernières secondes et pourtant… Et pourtant, ce n’est pas le cas. Il faut attendre le morceau-titre pour se diriger tranquillement et étrangement vers la fin. Voilà une sortie étonnante, de celles que l’on n’attendait pas. À la fois futuriste (le synthétiseur en quasi-sourdine avançant sur un tapis de claviers et de percussions), spatiale et rock (la guitare que l’on aura si peu entendu). Apoteosi porte bien son nom, qui nous emmène ailleurs, alors que nous avions débuté ce disque sur une tonalité néoclassique de fort bon aloi.
Un achèvement qui aurait pu être un commencement. L’annonce d’un second disque encore plus démentiel, plus radical. Et non. L’histoire comme la chronique s’arrête là. En si beau chemin. Car il n’est pas interdit de se retourner, de repartir à zéro, de rejouer cette œuvre unique, humble et grandiose à la fois. Ils ne prétendaient pas détrôner les plus grands, ils leur arrivent cependant largement à la cheville. En 79, deux singles sous le nom si peu flatteur de Sandwich sont produits, dans une veine disco-prog moins aventureuse. 1975 était déjà loin. En 2023, cette année nous semble si proche.
Apoteosi, Apoteosi (Said Record)
https://www.youtube.com/watch?v=LjbpGqcbLvQ
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