Le souverain poncif du rock, le terme le plus galvaudé, comme “culte” l’est au cinéma, est encore l’adjectif “urgent”. Qu’essaient de nous dire ceux qui l’emploient abondamment ? Qu’une œuvre a été composée et enregistrée en quelques jours – c’est le cas de pas mal de disques des années 60 –, que ses morceaux traduisent une forme de spontanéité, quelque chose qui, à l’image de la fleur, se verrait faner, c’est-à-dire altérer par les années, ou s’agit-il tout simplement d’une forme de musique basique et violente, âpre et sans concession ? Peut-être tout cela en même temps, ou alors autre chose. Mais laissons de côté les expressions les plus usitées. Revenons à notre bonne vieille histoire. En cette fin d’années 70, alors qu’expirent les derniers tenants d’une espèce jugée perdue – les groupes de stade – le rock revient, par l’entremise d’une nouvelle génération, aux fondamentaux – tiens, une autre expression un brin usée. Une fois n’est pas coutume, tout part comme un première giclée adolescente de l’Angleterre. La vague punk submerge l’Occident et son ressac emporte avec lui les derniers vestiges de l’ancien temps. Adieu, groupes progressifs, hard ou glam ?
Aux USA, à NYC, le même phénomène se produit, comme si l’onde magnétique britannique n’avait pu empêcher la drame de se produire. Mais ce n’est pas dans la Grosse Pomme que nous allons marquer un arrêt, mais à Portland, en Oregon. Située entre Seattle et San Francisco, la Cité des Roses n’a rien à envier à la Cité de la Baie ou la Cité des Anges. C’est dans ce havre coloré que surgit un groupe et son leader. Les Wipers du guitariste Greg Sage. Mais avant les "Essuie-glace", Sage a connu un parcours étonnant. Son premier contact avec la musique s’avère familial, son père travaillant dans l’industrie du disque, et technique, puisque ce dernier lui offre un appareil pour graver ses propres vinyles. Subjugué par le style de Hendrix qui l’influencera profondément, Sage se met à la guitare, dont il maîtrise rapidement les techniques. Mais Sage n’est pas un punk comme les autres. Il fut hippie en 1969 (à 17 ans donc) au sein de la formation Beauregarde avec laquelle il enregistre un unique LP au style hétéroclite, pimenté de rock, de blues, de psychédélisme et de funk, mais qui restera dans les mémoires. Déjà, le style du jeune homme impressionne. Les temps passent et changent, et en 1977 la culture hippie n’est plus qu’un souvenir sur carte postale. La noirceur violente du punk, qui prend sa source dans le rock déviant du Velvet et des Seeds, devient la norme. Les Wipers publient un single en 78 puis un premier album, Is this real ?, en 1980. Avec une face Side+, une autre Side− comme pour se distinguer de la concurrence. Puis survient le prophétique Youth of America l’année d’après. Plus court, mais nanti de deux longs morceaux, c’est une pure déflagration. Moins basique que ce que produit l’Angleterre sex-pistolsienne. Album d’une tristesse sans précédent, il n’en possède pas moins une énergie primale et une dimension mélodique sous le déluge électrique qui ne manquera pas de fasciner les plus sceptiques. Il ne s’agit pas de l’énième disque punk, terme dont Sage ne se réclamait pas, au passage.
Face A, quatre titres, trois sur la suivante. Pas plus, pas moins. Le disque s’ouvre sur le velvetien Taking Too Long tout en spoken word, sauf sur le refrain en éclats de vitre. Ce que l’on appelle le blast. Can This Be démarre avec plus de vigueur, comme si nos quatre musiciens (deux bassistes se partagent la tracklist) étaient des Stooges sans concession. Sans Cale. Pushing The Extreme porte bien son nom, c’est un volcan entrant en éruption. La guitare abrasive ne s’interdit pas quelques effets dits psychédéliques, manière de montrer la singularité des Wipers. Singularité trouvant son point d’orgue, sans l’instrument, dans les six minutes et quelques de When It's Over. Clin d’œil au final du second Doors ? Rien n’est moins sûr. Quasi instrumental, When It's Over est une première sortie de la grammaire punk, avec sa ligne mélodique et dramatique en filigrane, tendue comme la corde d’un arc censé décocher sa dernière flèche. On retourne la galette noire et le diamant embraie sur la suite, déroulant ses microsillons de fureur contenue. Car No Fair débute comme un titre lymphatique de Sonic Youth pour exploser ensuite en furia sur le refrain qui prend alors des allures de slogan politique. On passe au grand final, tout aussi expéditif dans le tempo, bien qu’il dépasse la barre plus que symbolique des dix minutes. Là aussi, on retient le thème, pour rudimentaire qu’il soit. Si les premières minutes paraissent intelligibles – Greg Sage sait composer des hymnes – la suite emprunte un long tunnel de décibels, errance extatique sur laquelle la voix du leader vient plaquer des phrases mornes, à la Lou Reed. On attend aussi des re-re, comme un retour de la mélodie dans ce cyclone électrique, transition naturelle, si peu douce mais logique vers la fin et le thème ponctué des cris du leader déclamant comme un dément “Youth of America, youth, youth, youth, youth, youth, you, you, you... ”.
Ainsi se termine ce disque incroyable, chef-d’œuvre si court qu’on y revient sans cesse. Youth of America, c’est un peu l’album que l’on découvre au mitant de la vie comme pour conjurer tout ce qui va avec, la jeunesse passée, la vieillesse des autres, l’inexorable glissement vers la fin annoncée par la perfide et douloureuse altération de l’esprit, la dégradation cérébrale mesurable et qui vous renvoie à vous, à votre propre sort. C’est pourquoi il faut lever un genou, puis se redresser et se débattre comme un beau diable, les poings serrés, tant qu’on en est capable. Greg Sage l’avait sans doute compris ; son nom plaide pour cette thèse. “Youth of America, Youth, youth, youth, youth, youth, you, you, you... ” !
The Wipers, Youth of America (Park Avenue Records)
https://wipers.bandcamp.com/album/youth-of-america
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