David et Goliath. On connaît l’épisode biblique. Celui-ci peut prendre d’autres visages inattendus. Tenez, 1977, Fleetwood Mac, groupe middle of the road en matière de créativité (pour ne pas dire de génie) mais au succès commercial constant, connaît avec Rumours un succès aussi inattendu que phénoménal. 4 millions d’albums écoulés en une année. Impensable quand on songe aux épreuves que le groupe a traversées, avec ce qu’il faut de défections et de trahisons pour vous contrarier un destin. Tusk, en 1979, constitue l’acmé artistique mais se vend moins bien (un million d’albums tout de même). Tusk est LE projet de Lindsay Buckingham, qui écrit la moitié des titres et produit l’ensemble du disque, double pour l’occasion. On a dit des choses peu sympathiques au sujet de Buckingham, qui s’était séparé de Stevie Nicks au beau milieu de la production de Rumours. Il eut aussi l’inélégance de dire à quel point il transformait les chansons de son ex qui arrivait en studio avec des bouts d’idées, une ligne mélodique, quelques phrases. Stevie Nicks souffrait d’un seul complexe, celui de ne pas être une vraie musicienne, de ne point avoir développé de talent instrumental contrairement à Lindsay. Ce regard allait bien sûr changer.
Début des années 80, le groupe tiré d’affaire vit cependant de nombreuses turbulences et autres querelles d’ego. Nicks et Buckingham aspirent à développer leur carrière personnelle quand Christine, John McVie et John Mick Fleetwood ne songent qu’à capitaliser sur la marque que constitue désormais le groupe. Fleetwood Mac est devenu une machine bien rodée, d’une efficacité redoutable. Un Goliath qui fait de l’ombre aux autres géants des seventies. Lindsay Buckingham est un autre Goliath. Lorsqu’il entre en studio en 1981 pour graver Law & Order, il fait tout : écriture, production et joue de tous les instruments. Stevie Nicks, elle, aime s’entourer. Stevie aborde l’enregistrement de Bella Donna avec un collectif soudé et une certitude : les gros tubes de Fleetwood Mac, les Rhiannon, Dreams, Sara pour ne citer qu’eux, c’est elle. Avec la contribution de Buckingham sans doute. Mais l’étincelle, c’est elle. Sans cela, nulle chanson iconique. Et Lindsay le sait. Surtout, Stevie, telle une George Harrison des temps modernes, a remisé quelques compositions initialement prévues pour Tusk et, au final, non retenues. Le matériau est donc là. Pour façonner Bella Donna, la jeune compositrice retrouve aussi l’esprit féérique, ineffable de ses compositions d’antan comme Storms, Angel, Sisters Of The Moon ou le magnifique Beautiful Child, s’exprimant au mieux dès la pochette où la belle Stevie prend des airs de Kate Bush. D’ailleurs, la parenté, si elle ne saute pas aux oreilles à l’écoute des dix titres, n’en paraît pas moins évidente. Bella Donna n’a pas le génie de Babooshka mais donne le ton d’un disque qui sait explorer les voies de l’émotion, comme sur le morceau-titre qui ouvre idéalement l’album. Il s’agit d’une chanson classieuse et d’un tube naturel. Le reste de l’album va se partager entre deux axes, la sensibilité rêveuse dont Stevie est la légitime dépositaire, et le rock viril qui fait de notre chanteuse solo un David fier et courageux.
Dans la première catégorie, celle du cœur, notons le troublant Kind of Woman, l’autoroutier Think About It et le Dolly Partonien After the Glitter Fades. How Still My Love navigue entre deux eaux, du couplet au refrain, mais tient plus que la route. Quant à Leather and Lace, c’est une ballade cristalline dont seule Stevie a le secret, qui rappelle les grandes heures de la songwriter. The Highwayman qui porte bien son nom conclut le disque et cette série. Côté rock, Stevie fait la nique à ses concurrents. Stop Draggin' My Heart Around démarre sur un ton bluesy, laid-back mais son refrain parfaitement composé et exécuté (avec Tom Petty, excusez du peu) le propulse au firmament. Edge of Seventeen s’avère le titre le plus frontalement violent avec son riff malin et séducteur et le jeu des voix et des chœurs. Entame redoutable pour un hit en puissance (jusqu’au nom de la chanson). Outside the Rain, qui termine cette sélection rock, ne choisit pas tout à fait son camp malgré son indéniable force d’attraction, notamment quand survient le refrain où Stevie pousse son avantage vocal.
À l’arrivée, c’est une incontestable réussite, que les ventes ne feront pas mentir. Tout comme son successeur, The Wild Heart en 83. De tous les membres du Mac, Stevie Nicks demeure celle qui aura connu le plus grand succès artistique et commercial. Même Lindsay ne connaîtra pas les cimes. Détail amusant : Stevie est un prénom de garçon, Lindsay de fille. À l’heure des confusions de genre, Stevie Nicks prouve que l’on pouvait être une femme et devenir l’égale, si ce n’est le maître, de l’homme. Comme aurait dit Freud bien vertement, Nicks ton père.
Stevie Nicks, Bella Donna (Modern Records)
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