Aujourd’hui, on le considérerait comme un stagiaire. Un anonyme auquel on ne prête guère d’importance. Quelqu’un de passage, remplaçable. Certes, qui fera ses preuves et qui apprendra de ses mois de labeur pour aller exercer ses talents ailleurs. Bien sûr, on ne paie pas, ou si peu. On estime, peut-être à raison, que son expérience lui permettra de briller par la suite, ce qui n’est pas faux quand on observe la suite. Le futur. Tiens le futur, il est en train de l’inventer ici, en France. Nous sommes en 1968, année des événements, de ce mois de mai où la jeunesse parisienne, bourgeoise et oisive est à l’œuvre, enfin façon de parler puisqu’elle n’aura jamais vraiment travaillé. On tracte, on dépave les rues, on hurle avant de s’en retourner dans son XVIe natal. En 68 donc, un manutentionnaire musical s’installe. Et va marquer durablement le sillon, encore malléable, de l’industrie du disque. Il s’agit de Gérard Manset, jeune premier au sens plein du terme. Sorte de Gérard Nerval des sixties. Il a 23 ans.
Cinq ans auparavant, Gérard Manset possède le statut, assez banal, de lycéen. Il ne sait rien de la musique, n’en maîtrise aucun arcane, ne déchiffre pas les notes, encore moins les accords. C’est un futur autodidacte. Et les mots ? Il rate son baccalauréat à cause de l’examen de français, un comble ! Il entre aux Arts Déco, parcours initiatique des artistes pop britanniques (les fameuses art schools) puis intègre les rangs des salariés de Philips, label de Gainsbourg, tout de même. Là il écrit (et apprend le métier) pour un autre. Et quand l’autre s’efface, Manset saisit sa chance. Stagiaire, on est fier ! Car oui, il a de l’or entre les mains et cet or, c’est Animal, on est mal, la chanson. Il s’endette pour produire une maquette plus que décente où il joue tous les rôles : compositeur, chanteur, arrangeur, producteur. Le 45 tours emballe. Manset obtient d’enregistrer tout un LP, douze titres qui valent autant que leur figure de proue animalière. Il faut rappeler que nous sommes en 68. À cette époque, seul le grand Serge tient le haut du pavé. Il connaît la science pop, il est les quatre Beatles à lui tout seul. Manset n’est pas moins que cela. Mais attend son heure. Animal on est mal ne marche pas mais, à la faveur d’un second opus (La Mort d’Orion), se trouve réédité sous le nom plus simplement publicitaire de Gérard Manset 1968. Public et presse redécouvrent un chef-d’œuvre.
À l’époque, personne ne propose une telle musique, à la fois pop, psychédélique et symphonique. Manset le novice, le non-musicien, balaie tout, la vieille garde de la variété et la jeune garde pop qui paraît bien sage face au style Manset. Si Animal on est mal est un sommet, les onze autres chansons sont des Himalaya d’inspiration et de réalisation. L’ensemble éclabousse le ciel de la production nationale de ténèbres chatoyantes. Mon amour apparaît dans sa beauté fragile et terrible, chanson d’amour qui délaisse les beaux habits de mièvrerie des habituels jeunes premiers pour des accents poétiques d’un autre temps. Déjà le verbe est maniéré, mais il possède ses manières. Délicates, audacieuses, séductrices. Animal on est mal singe la ferme des animaux, quant au final de La dernière symphonie, il apparaît comme l’unique cavalier de l’Apocalypse. Entre les deux, que des splendeurs. Sur la face A, on est tour à tour cerné par La toile du maître, Il rentre à 8 heures du soir, On ne tue pas son prochain et le fantastique et "major-tomien" en creux, La femme fusée. Manset s’octroie tous les jouets présents dans le studio, orgues, mellotron, cuivres, aux côtés des traditionnelles basse, guitare, batterie. Il en fait quelque chose de grand, de magique, alors que les titres ne dépassent pas le format en rigueur, le plus long tutoyant les quatre minutes et trente et une secondes. La face B est tout aussi grandiose. Elle caracole avec le mélodramatique Golgotha, reprend son souffle avec L'un et L'autre et repart de plus belle dans la fuite en avant émotionnelle. Je suis Dieuet son introduction en bandes inversées, L’Arc-en-ciel tout en clavecin glacial et Tu t'en vas en sont les points d’orgue, si l’on ose dire. Un moment suspendu parce que puissamment solennel et majestueux. Et pour le fond, au-delà de la poésie obscure et tempétueuse, Manset ne fait pas dans le slogan politique hippie bon marché. Son texte n’en est pas moins adulte et à haut pouvoir prosélyte et missionnaire. Et avec ses arrangements haute-couture, ce Gérard Manset 1968demeure le plus pertinent des ambassadeurs de ce que l’on appellera en langage pop, le concept album.
Alors que ce disque considéré par son auteur comme imparfait, à ne pas mettre en toutes les mains, fait son chemin, Manset s’engage déjà sur un autre projet encore plus fou : un long poème symphonique, son Dark Star : La mort d’Orion,dont les deux faces constitueront à l’époque des matrices – si l’on ose dire – pour les générations suivantes. En 70-71, Orion et Melody Nelson sont les seules œuvres à rivaliser d’ambition. Les autres sont à la ramasse. Ou tout du moins naviguent ailleurs. Qu’ils se nomment Martin Circus, Red Noise ou Ange, ils investissent un genre en pleine explosion : le rock progressif. Melmoth Hedayat serait peut-être le troisième sur le podium, où trônent déjà Serge et Gérard. Dont le second, dans tous les sens du terme, n’en est pas moins premier de cordée. N’oublions pas, la Mort d’Orion précède de quelques mois Histoire de Melody Nelson. Quelques mois qui ont fait de Gérard Manset un roi. À 25 ans seulement. Gainsbourg, lui, en avait 18 de plus.
Gérard Manset, Animal on est mal (Pathé)
https://www.youtube.com/watch?v=Xrexn9CZW5M