Barry, page blanche

par Adehoum Arbane  le 21.11.2023  dans la catégorie C'était mieux avant

Le rock’n’roll est la flamme que crachaient les guitares pour embraser le monde. La musique de Barry White est la flamme qui crépite dans l’âtre d’une confortable villa sud-californienne. Comme pour faire oublier un passé plus funeste, le surnom peu amène de walrus of love, c’est un peu la forêt qui cache un petit arbre : Barrence Eugene Carter. Lequel devient Barry White dans une sorte d’hommage inversé à son père qui l’abandonna, à l’âge de six mois. Barrence est élevé par sa mère, musicienne de son état, et qui le pousse de la main vers son premier piano. Le petit garçon y découvre un univers, un potentiel, et qui sait, un avenir. Pour l’heure, le présent est peu engageant. Barrence grandit dans un quartier modeste de L.A., grenouille au sein d’un gang, destin de petite frappe auquel il arrivera finalement à échapper. Barrence fait même une escale par la case prison. Les petites frappes, ce seront celles de ses doigts de fée sur le grand piano de son imagination. Ainsi, cette image brouillée dans notre inconscient collectif, celle d’un monstre sacré écrivant des lettres d’amour musicales à ses fans, à la limite de l’hypersexualité, bien sous tous rapports, est le fruit d’une vie contrariée. Si l’Amour irrigue bien l’œuvre de Barry White, c’est sans doute pour compenser celui que son père aurait dû naturellement lui prodiguer. 

Et donc, l’âtre n’est pas ici un symbole de sexy, ce lieu où les amants s’adonneront aux plaisirs de la chair. L’âtre, c’est le foyer rassurant, la maison sursignifiée par le slogan "home sweet home". L’œuvre du maître est donc ce "home sweet home", ce lieu où la beauté se déploie en étoffes harmoniques, où les instruments constituent le mobilier, où des tapis de clavecin se déroulent à l’infini. Il y a de beaux volumes dans les chansons de Barry White et, si la voix fait beaucoup pour les habiter, elle ne suffit pas. L’orchestration luxuriante s’y emploie à grands renforts de cordes. C’est là aussi que les premiers disques de White surprennent. Nous n’avons pas affaire à des œuvres surchargées, dégoulinantes de kitch inutile. Bien sûr, la musique n’est jamais à l’os. Elle ondoie de toutes parts. Nous sommes en Californie, ne l’oublions pas. Dans I've got so much to give, le "so much" prend tout son sens. Derrière les chansons où les instruments s’amourachent (le touchant Bring back my yesterday, l’impérial I've found someone), on trouve des fresques incroyablement innovantes, comme cette reprise "vanilla-fudgienne" de Standing in the shadows of love. Loin de l’imaginaire de guimauve qui sature la musique de Barry White, il règne dans ce morceau une tension palpable, servie par une montée en puissance jusqu’à l’apothéose, l’arrivée du thème. 

La face B du LP se termine sur le morceau-titre, dont la majesté prend tout le temps de s’installer. Telle est la magie de Barry. Le sommet arrive comme souvent à la toute fin. Ici, il s’agit de I'm gonna love you just a little more baby qui commence sur un riff de charley poursuivi par un riff de clavecin quasi militaire, sombre ; on pense à Magma. Le piano doucereux mais énergique, la voix enveloppante de Barry, le Rhodes qui marque aussi le rythme, tout cela constitue la plus idéale des entrées en matière. Cette formule forme la trame de chaque couplet avec des variantes, notamment concernant le clavecin, mais ceci contribue à générer une force motrice prodigieuse. Sur la fin, des flûtes pimpantes et suaves traversent cet espace épais où chaque son est audible. On retrouve le même esprit sur Never Never gonna give ya up, grand finale extatique de son deuxième LP, Stone Gon’. Sur ce morceau, l’alchimie repose sur le jeu scandé du clavecin, quasi métronomique, et le pépiement des flûtes, comme une envolée perpétuelle de perroquets dans un ciel des tropiques. Le reste de l’album est bien sûr à l’avenant, construit sur la même trame que le précédent, soit deux morceaux longs, en entame et en fin de disque, ceinturant les autres comme pour mieux étrangler le trop-plein d’émotion de cette musique de l’âme qui apparaît plus personnelle qu’universelle. Il est étonnant de voir ou d’entendre à quel point Barry White, le compositeur, le musicien, le producteur et le mixeur, donne tout. La fameuse peur de manquer, qu’il traîne sans doute depuis son enfance. Dans un reportage pour la télé allemande, le commentateur ira jusqu’à dire : "Personne ne mixe aussi bien que Barry White". Ces deux albums, sortis sous son propre label et où il contrôle absolument tout, lui ouvriront les portes du succès d’une décennie faste, en attendant le disco, qu’il aura au fond presque préfiguré, sinon inventé. 

Puis l’étoile pâlira. Dans la discographie de Barry, un album de plus menace d’apparaître comme un album de trop. White se trouvera relégué au statut peu enviable artistiquement parlant de star de casino. Mais l’homme avait de l’amour à revendre, une passion sincère pour son public, qu’il portera comme la flamme olympique jusqu’à la fin. Jusqu’à l’Olympe. Des stars mortes et des dieux vivants. Les deux en un. Ironie du sort, il se sera affranchi du père, se faisant un prénom et un nom pour l’éternité. Aujourd’hui, l’on redécouvre avec vice cette musique follement soyeuse dans un plaisir coupable que l’âge et le bon goût nous pardonneront. White is White. Dylan is Barry, d’une certaine manière. Grand songwriter, grand interprète. The walrus of love. 

Barry White, I've Got So Much To Give / Stone Gon' (20th Century Records)

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https://www.deezer.com/fr/album/81455842

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https://www.deezer.com/fr/album/246020

 

 

 


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