Pink Floyd, vide sidéral

par Adehoum Arbane  le 31.10.2023  dans la catégorie C'était mieux avant

Publicité sans visuel. Chronique sans photo. Manière de rappeler que dans ce monde de trop-plein, où l’on ne cesse de nous dire que la nature a horreur du vide, un groupe incarna ce vide. Pas au sens d’une place laissée vacante, mais le vide au sens littéral du terme. Pas la vacuité, non plus. Mais le vide sidéral. Le vide de l’Espace. Celui qui fascine autant qu’il effraie. Ce groupe, c’est bien sûr Pink Floyd, ou le Pink Floyd, pour reprendre les mots de Pierre Lattès, sympathique journaliste et présentateur de l’émission télévisée Bouton Rouge (l’ORTF tout de même). Ce 20 février 1968, le groupe délesté de son leader azimuté Syd Barrett et fraîchement nanti du petit nouveau, le guitariste et copain de toujours David Gilmour, interprète quelques extraits de son nouvel album, A Saucerful Of Secrets, titre énigmatique et par ailleurs bien anglais. Par ailleurs, ce n’est pas peu dire. 

Ce jour-là donc, le public français découvre la nouvelle formule et comme pour le rassurer, le caresser dans le sens du poil, nos musiciens se croient obliger de reprendre deux titres de la courte période barrettienne, le grandiose Astronomy Domine qui, sur la fin, semble laisser Pierre Lattès un peu sans voix, à en juger par son regard vaguement perdu. Si le document est intéressant, l’interprétation est loin d’être parfaite, mais qu’importe. L’effet est là. Flaming, du même Barrett, retrouve la poésie typiquement acide des comptines britanniques. Le meilleur est à venir. D’abord Set The Controls For The Heart of The Sun, dont le groupe livre une version fidèle au disque mais haletante, habitée. Il faut dire que Roger Waters semble à son aise dans un morceau qui est le sien. Puis vient l’épileptique Let There Be More Light qui ouvre au passage le second disque. Une brèche. Et qui dit brèche dit fuite. Mais où ? Dans l’espace bien sûr. Dans son incarnation live, Let There Be More Light semble comme bancal. David au chant semble plus hésitant. Il faut dire qu’il est le petit nouveau, qui doit faire ses preuves. Le groupe aussi. Car A Saucerful Of Secrets n’échappe pas à son statut d’album de transition, alors qu’il décrit note pour note un voyage vers l’inconnu. La course spatiale avant le premier pas de l’homme sur la Lune, la guerre des étoiles avant le film. Pink Floyd comme Tintin invente cette odyssée incroyable dont l’humanité, au-delà de ses clans, de ses blocs, rêvait tant. Même Kubrick est légèrement en retard sur l’Histoire, le Floyd le devançant d’une année ; l’album a été enregistré du 9 mai 1967 au 3 mai 1968. 

Et alors, ce disque ? Que vaut-il ? Que dit-il ? Quelques indices sont d’abord distillés dans la magnifique pochette dessinée par Storm Thorgerson, du studio Hipgnosis. L’élément central du collage reprend une page de Strange Talesnuméro 158, datant de juillet 1967, extraite du comics Doctor Strange, dessiné par l’américaine Marie Severin. Cette page illustre la confrontation entre Doctor Strange et The Living Tribunal, sorte de juge à trois têtes, en fait une entité cosmique dont le rôle est de maintenir l’équilibre dans toutes les dimensions du multivers. L’ambiance est donc posée. L’heure est grave et la musique que propose Pink Floyd s’en fait l’écho, si l’on ose dire. Même si l’album se divise en deux parties, on ne pense pas aux faces à proprement parler mais à des territoires musicaux. L’un est bien connu, c’est la pop, et il est dignement représenté par le dissonant Corporal Clegg, le délicat See-Saw et le final signé Barrett, sa dernière chanson pour le groupe, Jugband Blues. Pour le reste, le groupe explore l’infini, se proposant de traverser d’inédites galaxies musicales. Let There Be More Light sonne comme un injonction autant qu’un avertissement. Les tonalités qu’on y décèle, non sans rappeler celles de Astronomy Domine, semblent plus horizontales, comme si la trame directionnelle de la chanson nous indiquait un chemin, où l’on flotte, où l’on se perd aussi, une sorte de trou noir infini où l’auditeur icarien chutera avec l’incertitude du voyageur. Remember A Day apparaît comme un titre transitoire dans un album lui-même passager. Lumineux grâce au piano, il annonce cette sensation d’échappée folle que l’auditeur vivra dans les deux pièces maîtresses, idéalement réparties sur les deux faces. C’est ici, le mot est faible, que Pink Floyd innove, du moins imagine une nouvelle forme de psychédélisme qui dès lors n’aura plus rien à voir avec l’orientalisme harrisonien, quelque peu gentillet, ou les vignettes acidulées des concurrents britanniques. Mais Pink Floyd est ailleurs et partout, c’est le principe de l’Espace. Malgré sa linéarité, son sens habile de la répétition extatique, Set The Controls For The Heart of The Sun ne ressemble à rien d’autre. Ce rien profond renvoie à la science-fiction, aux grands programmes spatiaux, à des images gravées dans les rétines comme cette introduction très floydienne de La planète des singes de Franklin Schaffner scénarisé par monsieur Quatrième Dimension, Rod Serling. Le film sortira le 8 avril 1968, alors que le groupe est encore en studio. De l’autre côté, plus sombre, du disque, A Saucerful of Secrets surgit dans une première éclipse aussi conceptuelle que cauchemardesque. Dans ces premières minutes, Pink Floyd sonorise la lente quête de l’astronaute protégé ou piégé dans son vaisseau, lui-même progressant dans l’infini noir de l’espace. Puis, voilà l’auditeur percuté par une pluie d’astéroïdes que l’on doit à Nick Mason qui, s’il n’est pas un technicien, a créé un style de jeu bien à la lui, à la fois basique et obsédant. Les fracassantes notes de piano complètent le dispositif implacable qui broie les plus curieux. Enfin, le silence, un silence vrombissant de réacteur que l’orgue, d’abord inquiétant puis grandiose, va briser dans un moment quasi religieux qui pourrait signifier la découverte de la planète tant espérée. Ou du retour sur la Terre. En fermant les yeux, nappés que nous sommes par l’orgue majestueux de Rick Wright, nous discernons alors les formes mouvantes et laiteuses d’une autre pochette de disque, celle de Island signé King Crimson (1971), sans titre et dont le vide nous aspire autant qu’il nous apaise. 

En juin 1968, Pink Floyd offre à ses fans la traduction ultime et ambitieuse d’une musique qui n’est plus banalement psyché, mais fondamentalement cosmique. Sans grigri, sans falbalas idiots, sans emprunts à un exotisme de pacotille qu’on lui reprocherait aujourd’hui ; l’époque est ainsi, stupide, inculte et sans nuance. Au-delà (et sans mauvais jeu de mots) des morceaux, Pink Floyd imagine aussi un format de groupe. Cette musique grandiose préfigure ce que deviendront les groupes dans les seventies. Des mastodontes, de larges et imposants vaisseaux spatiaux à qui il faudra désormais des doubles albums, des stades et de quoi véhiculer leur barnum aux quatre coins de la planète qui n’en a pas, bien évidemment. C’est la musique pop sans frontières. Pink Floyd les avait éclatées avant tout le monde, et de quelle manière. En un album dit, dans la langue de Shakespeare, in between.  

Pink Floyd, A Saucerful of Secrets (EMI)

a-saucerful.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=rmmuHnXLJiw

 

 

 

 

 


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