Le concert que Magma a donné le 7 octobre à Pleyel (où Coltrane joua donc) a été l’occasion de prouver combien le plus singulier des groupes français tendait de plus en plus vers l’universel. Par universel, il ne faut pas seulement entendre le fait que la musique de Magma se joue des frontières, encore que, puisqu’elle se nourrit d’influences diverses, puisant dans les genres, les traditions et les pays une matière que les musiciens travaillent à leur guise. L’universalité de Magma réside dans son propre dépassement. On le sait, Christian Vander pas plus que Stella Vander ne sont éternels même s’ils incarnent les piliers artistiques de Magma autour desquels s’agglomèrent une solide formation dont Simon Goubert apparaît comme le troisième élément pyramidal. Ce n’est pas faire insulte aux autres membres que de décrire le groupe ainsi, tant ils demeurent tous des musiciens et des interprètes aguerris et talentueux. On ne dira jamais assez que Hervé Aknin s’est imposé comme un digne successeur vocal du grand Klaus Blasquiz, figure tutélaire et fantomatique (et bien sûr plus que jamais vivante) planant tel l’Albatros de Baudelaire sur chaque concert de Magma.
Magma reste et restera une formation à géométrie variable et sa musique semble se prêter de plus en plus, de mieux en mieux, à l’exercice de la réinterprétation. Dans cinquante ans, qui sera l’année du centenaire de Mekanïk Destruktïw Kommandöh, alors que les membres seront partis dans tous les sens du terme, on rejouera sans doute MDK dans toute sa largeur, avec fidélité on l’espère, sans s’exonérer de la liberté qui est l’un des mantras de Christian Vander. Voilà bien un homme qui s’est laissé porter par ses intuitions et qui a considéré la musique comme un fleuve, un flux inextinguible. Voilà pourquoi la musique de Magma sonne si familière, les morceaux servant de base à d’autres dans une sorte de logique circulaire que le groupe avait préfigurée, sans le savoir. Revenons à MDK, qui fut au cœur du concert donné à Pleyel. Comme le rappelle le narrateur en début de premier set, MDK a commencé avec un motif en ré, un simple riff au piano qui constituera la trame mélodique et rythmique de l’œuvre. Et pour la célébrer dignement, le groupe a pris un risque. La première partie du concert propose une audacieuse réinterprétation de MDK dans une configuration totalement inédite : deux pianos acoustiques et un ensemble de sept choristes. On imagine que Vander, qui occupe une place sur l’un des deux pianos, passera derrière les fûts, et non. On croit même deviner dans la pénombre la batterie du maître. Simple illusion. Privée d’électricité, la formation rétrécie fait preuve d’une puissance décuplée et livre une version sublime, d’une netteté prodigieuse. On songe alors à la relecture acoustique de Riah Sahïltaahk, pour laquelle Magma avait conservé la batterie et la basse, en plus du vibraphone. Mais ce soir, c’est un Magma à l’os dont le brio et les voix de cathédrale se mettent au service d’une partition mythique. On comprend en quoi ce répertoire a tout le potentiel pour être joué ad vitam æternam. The night we died finit cette première partie. Les lumières s’allument, le rideau se lève et apparaît dans un saisissant moment l’ensemble des instruments, dont la spectaculaire batterie de Vander, placée comme toujours au centre.
Le groupe revient après une courte pause et se lance dans des versions électriques mais condensées de Theusz Hamtaahk et de Ẁurdah Ïtah, deux compositions encadrant MDK. Pour excellente qu’elle soit, la performance semble plus languide, moins accrocheuse, comme si elle n’était que le prélude, la répétition de ce qui va suivre : un MDK enrichi d’une section de cinq cuivres que l’on voit alors monter sur scène, soulevant les vivats et les cris des fans. Le riff en ré reprend la route, il ouvre un sillon de notes et de couleurs, transfiguré par une énergie retrouvée, maîtrisée, où chaque élément s’imbrique parfaitement. Jubilation bien compréhensible pour chacun de nous dans cette revisitation fidèle à l’enregistrement studio, sans doute même supérieure à celui-ci, les années ayant permis de roder au-delà du possible l’œuvre en question. Le morceau s’achève sur le climax et les dernières secondes ralenties, solennelles, impériales. Le groupe quitte la scène et revient pour un unique rappel. "La" Dawotsin apporte en guise de touche finale une forme d’apaisement après ce déluge tellurique.
Pour revenir au propos liminaire, ces deux versions de MDK en miroir dévoilent plus que sa complexité, sa capacité à se laisser dompter. Les disques de Magma sont les différentes parties d’une Œuvre cohérente conceptuellement parlant. Mais chacune s’avère à ce point autonome qu’elle pourrait être rejouée et réarrangée à l’infini, sans jamais lasser. Ce qui mettrait Magma au niveau des compositeurs classiques du XXe siècle. On pourrait même imaginer que, dans le futur (esquissé plus haut), des écoles de musique dévouées à la musique Zeuhl se donnent pour mission d’enseigner et de perpétuer ce corpus, qui semble aujourd’hui confiné dans le territoire si codifié des musiques progressives. Alors qu’il les transcende largement. Magma universel, Magma éternel.
Photo : ©Robert Gil
https://www.photosconcerts.com