Et si tous les maux de la terre s’expliquaient par le caractère atrabilaire de Lou Reed ? Redescendons un peu sur ladite terre ou du moins, baissons d’un ton. Profitons du calme avant la tempête pour reprendre nos esprits. De quoi parle-t-on ? Du second disque du Velvet Underground, White Light/White Heat, enregistré entre le 4 et le 16 septembre 1967 et sorti plus tard, le 30 janvier 1968 très exactement. Affirmer que la carrière du Velvet n'a jamais réellement décollé n’est un secret pour personne. Nous serions même honnêtes en avouant qu’elle est un anti-modèle total de réussite, tout ce qu’un groupe à l’avenir ne doit pas faire sous peine finir dans les recoins obscurs et poussiéreux des bacs à soldes.
Étrangement, ce désamour commercial survint dès The Velvet Underground & Nico qui, malgré ses quelques échappées expérimentales, comportait son lot de classiques rock, de sucreries pop (Reed était un fan de doo-wop) et de morceaux légendaires. Peine perdue, l’album ne prend pas, ne marche pas, alors que tout lui sourit : la collaboration en forme de martingale avec Warhol, sa pochette iconique, sa promesse de bacchanale voire de débauche (nous sommes en 67 et les Doors ont frappé fort de ce côté-là) et bien sûr son aura culte en puissance. D’autant que le groupe est signé par Verve. Pas le plus petit label. Il abrite en effet le plus large catalogue d’albums jazz. Enfin, le LP est coproduit par l’incontournable Tom Wilson, qui a déjà œuvré sur le premier album de Zappa et de ses Mothers, Freak Out.
La chaleur blanche est sortie du sous-sol de velours comme d’une cheminée papale et ce n’est pas une bonne nouvelle. L’album fait un four. Tout comme le précédent donc. Mais sans doute pour des raisons purement structurelles, et non conjoncturelles. En cette fin de décennie 60, les albums pop sont légion et chacun tente – parfois réussit – d’imposer sa propre révolution. Il faut dire que le public est demandeur. Sans même parler des labels qui attendent « the next big thing », comprendre les nouveaux Beatles. Quand bien même ces Fab espérés évolueraient dans un registre autre que celui de la musique mélodique. Dissonants, méchants, rebelles, new-yorkais : les musiciens du Velvet cochent d’évidentes cases pour faire leur trou sur la scène rock US. C’était sans compter sur l’ombrageux Lou Reed qui, derrière ses lunettes de soleil carrées comme la justice, a défini un plan bien précis : ne rien faire comme le autres et le faire savoir. À la fin de l’été 67, le groupe délesté de la caverneuse Nico, entre en studio pour y graver son second disque dont le nom, White Light/White Heat, libellé dans le noir de la pochette où l’on distingue à peine une épaule tatouée, semble annoncer le désastre imminent. Oh, pas un désastre artistique, mais bien public. À l’heure des refrains fédérateurs, ce deuxième LP prend le contre-pied. Et pourtant il débute efficacement par le très rock’n’roll morceau-titre. Deux minutes et quarante-sept secondes de riff chauffé à blanc, martelé de piano et aux chœurs pas trop en place, comme un slogan dévastateur. Pour le reste ? Le hic dans ce disque fondamental, pour ne pas dire fondateur, reste encore son étourdissant culot à partir dans toutes les directions.
Une fois la chose dite, et le rock 50s de White Light/White Heat achevé, le groupe livre The Gift. Pas un cadeau. Le concept ? Fort simple. Canal de droite : un lent et étrange chorus de guitare appuyé par une section rythmique amorphe, sinueux et louvoyant telle une mauvais intention. Canal de gauche : un texte écrit par Lou et récité consciencieusement par John Cale. Récit macabre puisqu’il narre une histoire d’amour contrariée entre Waldo Jeffers et Marsha Bronson. Un jour, sans nouvelles de sa copine, Waldo a l’idée de s’expédier dans une boîte géante. Et lorsqu’il arrive devant la porte de Marsha, celle-ci essaie d’ouvrir le paquet avec un couteau, transperçant le carton et la tête de Waldo avec. Amusant ? Lady Godiva's Operation qui lui succède n’arrange pas les choses, du moins le malentendu entre le groupe et le public. Il faut dire que cette histoire de lobotomie renvoie au passé de Lou, à l’époque même où ses parents eurent le "bon goût" de prétendre guérir les tendances homosexuelles de leur fils par électrochocs. Malgré l’évocation plombante, la chanson s’avère éminemment réussie, avec son rythme binaire mais planant, sa guitare et son violon cotonneux, comme sortis d’anesthésie. Cette chanson est d’ailleurs un formidable résumé de l’album ; celle-ci explore elle-même plusieurs voies, mais sans proposer d’ancrage pour l’auditeur qui resta sans doute perplexe à la fin de la quatrième minute. Here she comes now s’impose comme la chanson la plus apaisée, la plus proche des sucreries que le Velvet avait distillées sur son premier album et qu’il systématisera sur le troisième, qui reste le préféré des fans.
Face B. L’enfer sur disque. Ça commence par I heard her call my name qui reproduit le schéma du morceau d’ouverture, mais en plus frontal et violent. Dans ces deux morceaux, il n’est pas inutile de rappeler que le son donne l’impression d’une erreur d’enregistrement et de mixage qui aurait été malgré tout conservée, les musiciens étant trop défoncés pour faire la différence entre un son net, propre, plaisant à l’oreille et du bruit à l’état brut. Sister Ray s’annonce comme l’aboutissement de cette démarche, à la fois dans sa frontalité maniaque, sa violence désinhibée et sa longueur supplicieuse. Dès les premières minutes, à bien tendre l’oreille, on perçoit le riff de Shake the dope out des Warlocks. Avec son farfisa en roue libre, sa guitare plus proche de la saturation que du motif surf rock, sa batterie minimum syndiquée et la voix déchaînée de Lou, Sister Ray demeure un Everest infranchissable, de ces chansons (si l’on ose dire) qui choisissent pour vous leur heure et leur contexte d’écoute. Cadres usés, de retour à votre domicile après une journée harassante, passez votre chemin ! On pourrait palabrer jusqu’au bout du morceau, le mieux est encore de s’y abandonner, après s’être signé cela va sans dire.
Au total, quarante innocentes minutes se sont transformées en épreuve, faisant passer une année entière dans les rizières barbelées du Vietnam pour une promenade de santé entre boyscouts. Il faudra bien deux disques, The Velvet Underground et Loaded, pour nous remettre d’un tel mitraillage en règle. Quant à Lou Reed, il trouvera sa rédemption avec David Bowie qui sera pour lui un élément stabilisateur dans sa carrière solo qui fut féconde, faut-il le rappeler, parfois inégale mais toujours passionnante. Lou Reed nous apparaît aujourd’hui, au-delà de sa bougonnerie “bacrienne”, comme un songwriter de premier plan, l’un des rares romanciers du rock (avec Randy Newman et Bob Dylan), les "poètes" ayant hélas surabondé. Finalement, cette lumière blanche aura été sans doute pour notre homme éclairante : le signal pour dire qu’il était temps d’arrêter les conneries.
The Velvet Underground, White Light/White Heat (Verve Records)
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