S’il n’est pas la forme poétique la plus brève, le sonnet rivalise entre toutes par sa rigueur, son expression strictement codifiée. Quatorze vers dont deux quatrains suivis de deux tercets, l’usage systématique de l’alexandrin (avec coupe à l’hémistiche), la disposition des rimes comme suit, ABBA, ABBA, CCD, EDE, l’alternance de rimes masculine, féminine et l’obligation d’être riches. Enfin et plus globalement, chaque strophe constitue une unité de sens complète, chaque tercet doit lui aussi être autonome sémantiquement parlant et le dernier clôt le poème avec force. Le sonnet prend sa source dans l’Italie du XIIIème siècle puis en France, au XVIème siècle et connaît bien évidemment son apogée tout au long du XIXème. On ne fera pas l’offense de citer Les Fleurs du Mal de Baudelaire qui donnera au sonnet de nombreux chefs-d’œuvre. Baudelaire n’est pas le seul poète à exceller dans cet art, même s’il surpasse largement ses contemporains. Nerval, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud s’y emploient, et avec quel génie. Un nom moins connu nous revient en mémoire, il s’agit de José-Maria de Heredia.
Pompidou dira de lui dans l’introduction de sa célèbre Anthologie : « Heredia est un bon ouvrier du Faubourg-Saint-Antoine : il fait de l’ancien solide et consciencieux. » De l’ancien solide et consciencieux. Ces mots résonnent comme l’airain. Car cet artisan besogneux semble fasciner un autre versificateur plus tardif. De 1893, date de publication des Trophées, à 1970, soixante-dix-sept petites années relient donc Heredia et Serge Gainsbourg. À cette époque, Gainsbourg a un projet en tête, du moins a-t-il le titre, et rien d’autre. Melody Nelson. "L’Histoire" ne précède pas encore l’étonnant prénom de ce personnage, inspiré de Nabokov et qui emprunte alors les traits juvéniles de Jane Birkin, sa compagne du moment. Elle le restera dix ans. La période phare de Serge Gainsbourg. Revenons à notre affaire, cette Melody Nelson en gestation. Elle prend forme, du moins s’esquisse dans un hôtel décadent de Chelsea, à Londres, appelé le Cadogan. C’est ici que Oscar Wilde vit ses dernières heures de liberté. Ambiance ! Gainsbourg y rencontre Jean-Claude Vannier et lui fait part de son projet mais a la franchise de lui dire qu’il est à poil, et pas seulement parce que Jane l’accompagne.
Les deux se mettent à écrire des thèmes mélodiques, chacun de son côté. Gainsbourg se rappelle sa marotte parnassienne, ce José-Maria qui marie ouvrage et inspiration. C’est sans doute la clé de cet album devenu culte mais qui n’était qu’une coquille vide à ses prémices. Heredia-Gainsbourg allait la remplir d’un flot de vers admirables, certes prenant leur distance avec les règles du sonnet, mais dont le souffle classique continue d’envoûter aujourd’hui. Gainsbourg va même jusqu’à réduire l’album à l’essentiel, sept chansons, l’hémistiche musical du sonnet. C’est son génie, c’est sa limite. Histoire de Melody Nelson ne comptera que vingt-huit minutes. Multiple de sept. La rigueur du poète. Les deux titres qui le commencent et le terminent dépassent à peine les sept minutes, obsession oblige, et l’avion dans lequel périt l’héroïne s’avère un Boeing 707. Après vérification, l’avion existe bel et bien. Melody, L'Hôtel Particulier et Cargo Culte synthétisent à eux seuls l’esthétique dix-neuvièmiste qui hante Gainsbourg. Ballade De Melody Nelson et sa sœur jumelle Ah! Melody se la jouent ballades pop, brèves et intenses, quand Valse De Melody constitue une pause, un instant charmant au milieu de cette débauche alexandrine. En Melody se chargeant de représenter l’instrumental rock et funky à la fois, cool en résumé. Retour sur les trois totems poétiques précités. Gainsbourg prend formellement des libertés quant à la métrique, certaines rimes sont riches, d’autres mêlent habilement langue française et anglaise. Mais à l’époque et encore aujourd’hui, personne n’écrit comme lui. Il est le premier à faire ceci :
« Où es-tu Melody et ton corps disloqué
Hante-t-il l'archipel que peuplent les sirènes
Ou bien accrochés au cargo dont la sirène
D'alarme s'est tue, es-tu restée
Au hasard des courants as-tu déjà touché
Ces lumineux coraux des côtes guinéennes
Où s'agitent en vain ces sorciers indigènes
Qui espèrent encore des avions brisés. »
Même Gérard Manset qui ose, dans La Mort d’Orion, une poésie néoclassique jusqu’à la boursouflure, ne parvient pas à égaler Gainsbourg. Il est vrai que Manset fait tout, tout seul, du moins en termes de composition, d’arrangements, d’enregistrement. De ce côté-là, il n’a rien à prouver et sa constance en matière de mélodie et d’innovation technique le place ailleurs sur l’échiquier des maîtres français de la pop. Quant à la jeune garde, les Julien Clerc, Véronique Sanson, Françoise Hardy, elle préempte le terrain du réel, la vie ! Là où Gainsbourg s’assume comme antimoderne. Malin, Gainsbourg a compris que l’éternité primait sur le provisoire, que le souffle allait balayer la futilité. Il sait aussi qu’on ne devient pas poète, on finit auteur-compositeur. Pour tordre le coup de ce destin-là, celui des arts mineurs, il renoue avec un art ancestral, une geste passée et lui redonne sa gloriole. Et pour s’exprimer à la hauteur de cette ambition, il privilégie le temps long, la lenteur hiératique des trois épopées précitées. Chacune possède donc son moment littéraire, son apogée stylistique. Sur Melody c’est cette deuxième strophe qui poursuit le génie d’une entrée devenue légendaire :
« Là-bas, sur le capot de cette Silver Ghost
De dix-neuf cent dix s'avance en éclaireur
La Vénus d'argent du radiateur
Dont les voiles légers volent aux avant-postes. »
L’Hôtel Particulier réserve lui aussi ses passages flamboyants, pour qui accepte d’y entrer. On pourrait largement extraire ces trois quatrains :
« Une servante, sans vous dire un mot, vous précède
Des escaliers, des couloirs sans fin se succèdent
Décorés de bronzes baroques, d'anges dorés,
D'Aphrodites et de Salomés.
S'il est libre, dites que vous voulez le quarante-quatre
C'est la chambre qu'ils appellent ici de Cléopâtre
Dont les colonnes du lit de style rococo
Sont des nègres portant des flambeaux.
Entre ces esclaves nus taillés dans l'ébène
Qui seront les témoins muets de cette scène
Tandis que là-haut un miroir nous réfléchit,
Lentement j'enlace Melody. »
Évidemment, Histoire de Melody Nelson, ce sont aussi des basses rondelettes, des guitares en motifs funky, une batterie tout en feulements, des arrangements de cordes qui traversent les chansons comme la lance de Longin, répandant sur ces dernières le sang de la vitalité musicale. Ce sont les mélodies, logiques, l’énergie, la beauté immédiate, la stupeur aussi d’oser jeter un pont entre cultures française et anglaise, promesse résumée de façon inconsciente dans le titre. Voilà qui achève de faire de cet album une matrice pour son auteur et une référence pour les suivants, tous ces enfants de Melody nés de son corps disloqué comme de la cuisse de Jupiter.
Serge Gainsbourg, Histoire de Melody Nelson (Philips)
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