Foutues apparences ! Un nom qui brouille la vision autant que la mire. Des mines patibulaires de drogués squelettiques. Une ambiance délavée, sale. Enfin, une année de sortie qui laisserait présager une déflagration aussi sommaire que brutale, punk disait-on. Et pourtant, les noms de scène et d’album disent tout, tout comme le label d’ailleurs. Marquee Moon n’est décidément pas l’œuvre à laquelle on s’attendait, qu’on l’ait découverte à l’époque, le 8 février 1977, ou qu’on l’écoute aujourd’hui pour la toute première fois. Ce premier témoignage déjoue tous les pronostics, c’est ce qui fait sa grandeur, c’est du moins ce qui lui a conféré son statut de jalon dans l’histoire du rock, même s’il n’aura pas connu le succès populaire.
Le groupe est initialement formé par Tom Verlaine et Richard Hell, qui se veulent les deux faces d’une même pièce. Deux faces opposées, Verlaine apparaissant comme calme et réservé alors que Hell incarnait le versant séduisant, volcanique du duo. C’est paradoxalement Richard Hell qui trouve le nom du groupe, Television, jouant sur les mots « Tell a vision » dont le sens pouvait parler à la fois à la jeunesse droguée – le LSD avait encore cours à l’époque – mais aussi aux musiciens eux-mêmes, impatients de défricher de nouveaux horizons musicaux. C’est d’ailleurs la bonne entente entre Verlaine, le second guitariste Richard Lloyd et le batteur Billa Ficca qui éloignera Hell. Jusqu’à son départ. Fred Smith, qui ne doit pas être confondu avec Fred ‘Sonic’ Smith du MC5, le remplace. Cette dernière formation entre en studio septembre 1976, juste après avoir signé un contrat avec Elektra, le label des Doors, de Love et de bons nombres de singer-songwriters de la scène de Laurel Canyon. Le groupe commence par répéter, intensément. Il en profite pour jeter à la poubelle les anciennes compositions qui ne lui vont pas et écrit deux nouvelles chansons, Guiding Light et Torn Curtain. Le matériel de l’album est enregistré live, et pour certains titres en une seule prise, comme ce fut le cas de Marquee Moon, dont Ficca croyait qu’il s’agissait d’une simple répétition.
Sans aller jusqu’à détricoter chaque morceau, et se lancer ainsi dans une analyse qui pourrait sembler abstraite et vaine, revenons au propos liminaire. Le sens des mots qui, tels des indices, vous dirigent sur une autre piste que celle attendue. Marquee Moon, la Lune Chapiteau, laisse présager une musique de l’émerveillement, de la pure joie comme celle qui nous saisit à l’enfance. Tom Verlaine, qui est à l’origine de toutes les chansons – il coécrit Guiding Light avec Richard Lloyd – ne verse pourtant pas dans la gaudriole. Disons que ses paroles, qui ne recherchent pas la lisibilité au sens pur, la compréhension immédiate, sont des petits instantanés surgissant dans son imaginaire romantique, dont témoigne son pseudonyme. Pour autant, Tom Verlaine serait plutôt un Paul-Jean Toulet, un miniaturiste qui ne craint pas de s’appesantir, d’aller au-delà du temps réglementaire. Mais ne voyez dans cet art du dépassement nulle esbrouffe, juste une forme de fulgurance. La musique, nous y venons. C’est un flot ininterrompu. Il est beaucoup question d’océan, de côtes dans les textes. Nous l’avons dit, l’enregistrement en live demeure le vecteur essentiel de la spontanéité, de l’enthousiasme qui vous lie, en tant que musiciens. See No Evil lance littéralement l’album par son énergie simple, sa joie communicative. On sent la cohésion du groupe, peut-être aussi le sentiment intériorisé que tout cela ne va pas durer et qu’il faut être le plus juste – pas le meilleur – possible. Cette idée de la prise directe – donc de la prise de risque, le credo de ce disque – revient au producteur Andy Johns, qui avait œuvré comme ingénieur son sur Sticky Fingers, Exile et Goats Head Soup des Stones. D’ailleurs, le groupe sonne éminemment stonien sur Guiding Light.
Et puisque nous en sommes au moment crucial où l’on évoque les influences et que tout a été dit ailleurs à ce sujet, il convient plutôt de s’attarder sur le dispositif qui régit alors Television, c’est-à-dire deux guitaristes, deux solistes. Si chacun développe son style, plus sec chez Verlaine, plus volubile et lumineux chez Lloyd, l’alliance des deux fait merveille. Ce n’est pas une nouveauté dans l’histoire du rock et nombreuses furent les formations californiennes à l’étrenner. John Cippolina et Gary Duncan chez Quicksilver, Jerry Garcia et Bob Weir au sein du Grateful Dead. C’est d’ailleurs à ces derniers que l’on songe le plus lorsque l’on écoute les chevauchées électriques qui traversent Marquee Moon, même si Torn Curtain dénote quelque peu après ce flot de lumière ; il s’agit sans doute de la plus belle chanson de l’album. Cette radieuse fluidité californienne semble s’être diffusée jusqu’à New York. D’ailleurs, New York City, parlons-en. Peut-être faut-il aussi chercher dans la géographie le sens profond de cette musique. New York, ville droite, symétrique, mathématique mais dont le visage de pierre est cependant tourné vers l’Europe. C’est un album à ciel ouvert, un promontoire allant au-devant de l’horizon, tout comme Manhattan le suggère. Par-delà la statue de la Liberté – musicale ? – il y a l’Europe et ses fantômes.
Enfin, même s’il eut un digne successeur (Adventure en 1978), cet album est le joli point final de la décennie soixante-dix, un excellent résumé, voire son meilleur épilogue. Il nous rappelle ces mots de Flaubert qui semblent parfaitement aller aux rues de la Grosse Pomme, en ces temps d’outrage punk : « La poésie, comme le soleil, met de l’or sur le fumier. »
Televison, Marquee Moon (Elektra Records)
https://www.deezer.com/en/album/85859
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