Shakespeare aérien

par Adehoum Arbane  le 28.03.2023  dans la catégorie C'était mieux avant

Le 9 août 1969 est une date sur laquelle nous ne reviendrons pas. Enfin, si. Car d’elle découle un enchaînement d’événements funestes qui achèveront ce pur-sang magnifique que furent les sixties. De façon microhistorique, pardonnez ce barbarisme, le meurtre macabre de son épouse aura déclenché chez Roman Polanski un curieux mélange d’états d’âme, soupe étrange faite d’élans dépressifs et d’enthousiasmes féconds, ce que l’on appellerait pour filer la métaphore, la destruction créatrice. Début 1970, le jeune et prometteur cinéaste se retire à Gstaad où il se laisse aller à des pensées tristes. Il renoue cependant avec le monde des idées. Un premier projet germe qui avortera malgré tout : Le jour du Dauphin. C’est dans ce climat précaire, psychiquement parlant, que Polanski songe à adapter Shakespeare. Un souhait qui remonte à ses jeunes années, en Pologne. Son choix se porte alors sur Macbeth, sans doute la pièce la plus viscéralement primitive du dramaturge. 

20 décembre 1971, le film se trouve à l’affiche. La critique tout comme le public semblent saisis par la violence qui surgit à chaque plan même si le film paraît une longue médiation, un soliloque sur le destin, l’ambition, la trahison et la mort. Tout y est maîtrisé, mise en scène, casting, costume jusqu’aux décors naturels dont le fameux château de Lindisfarne qui donna un an plus tôt son nom à une formation folk bien connue. C’était sans compter la musique qui traverse le film comme un sombre présage. C’est la formation underground The Third Ear Band, signée par Harvest, qui en a la charge. En 1969, le groupe sort Alchemy produit par Peter Jenner qui avait accompagné Syd Barrett avec le Floyd à leurs débuts. Entièrement instrumental, l’album est un passionnant voyage dans un Moyen-Âge largement fantasmé et qui croise parfois le fer avec des influences raga comme il était de coutume en cette fin d’années soixante (The Incredible String Band). Étrangement, la bande-originale Music for Macbeth est leur contribution la plus accessible, transfiguré en son milieu par le seul thème chanté, Fleance, qui est, dans le film, le nom du fils de Banquo. Le jeune acteur, Keith Chegwin, prête sa douce voix innocente se mêlant aux instruments antiques, pour le résultat que l’on sait et qui,  par sa magie, continue de fasciner. 

Tout le film baigne dans cet éther d’irréalité, de rêve pas tout à fait cauchemar encore que, les scènes les plus gores – et elles sont nombreuses – ramènent l’œuvre de Polanski dans le giron du cinéma de genre. Ainsi, Macbeth préfigure-t-il ExcaliburLa Chair et le Sang jusqu’à la série Game of Thrones. Le plus remarquable tient au fait que chaque scène, chaque plan nous emporte par-delà l’imagination vers la musique anglaise de la fin des années soixante jusqu’au début des années soixante-dix. Macbeth convoque alors sans le vouloir les chansons les plus troublantes de la geste néofolk. Fotheringay tout d’abord, chanson signée Sandy Denny pour Fairport Convention et qui narre les dernières heures de la reine d’Écosse, Marie Stuart, enfermée en son sein, attendant son exécution. Quatre ans plus tard, alors que Sandy Denny et Richard Thompson ont quitté le groupe, Fairport signe avec ‘Babbacombe’ Lee un brillant retour. Parmi les morceaux on trouvera Dream Song aux accents Shakespeariens et qui aurait pu lui aussi illustrer les scènes les plus oniriques de Macbeth. Dans le même registre, ce genre de ballade typiquement anglaise, comme perdu dans les nappes d’un brouillard matinal ou dissout dans les ultimes lueurs à l’agonie d’un soleil vespéral, on songe à la chanson du duo Spirogyra Burn The Bridges, démo jamais publiée sur disque et dont la perfection séduit autant qu’elle émeut. En 1973, soit un an après la sortie du film en Angleterre, Spirogyra grave son chef-d’œuvre dont certaines pièces, par leur extrêmes délicatesses, résonnent avec les images les plus poignantes du film. Remémorons-nous Old Boot WineSpiggly,  An Everyday Consumption Song pour la circonstance. Si High Tide semble trop abrasif pour ces méditations royales (à part le blême et mouvant The Joke), Gaudete de Steeleye Span, publié en septembre 72 sur leur album Below the Salt et qui deviendra un hit en 73, entre dans le rang ! La solennité de ce chant à cinq voix semble venir des âges anciens. Cet art si complexe qu’on en oublie à quel point il se trouve dépouillé, pourrait se faire le miroir des scènes parfaitement cadrées par Polanski. 

Pour autant, le choix de Third Ear Band reste le meilleur. Le groupe entièrement instrumental, orchestre devrait-on dire, par sa capacité à transformer des sortilèges en musique, colle au ténébreux récit de Macbeth, usurpateur de couronne, meurtrier en recherche perpétuel de rédemption dont l’ombre de Lady Macbeth ne fait que superposer une nouvelle couche de noirceur à celles, nombreuses, qui saturent son âme au tourment. Ici, la force des musiciens est de sortir de leur zone de confort, en ajoutant des instruments électriques (basse, guitare) conférant aux morceaux énergie et modernité. Pour autant, le groupe n’oublie pas là d’où il vient et renoue volontiers, sur des morceaux plus courts, avec une forme d’atonalité folk, produisant des trames inquiétantes, psychiatriques, annonciatrices du déferlement de violence à venir. D’autres, s’ils ne quittent pas leurs habits bizarres, n’en déversent pas moins une forme de mélancolie rugueuse, gênante, viciée. 

Macbeth navigue entre ces eaux. Et les choix tant musicaux qu’esthétiques au sens large – les ambiances entre chien et loup, les passages où les acteurs récitent le texte de l’intérieur – font de Macbeth une œuvre singulière et pleine de splendeurs. Quand bien même on détesterait Polanski, l’homme pas l’artiste, on ne peut s’y soustraire ; Macbeth vous happe, vous enserre comme un faucon aveugle mais lâché, jusqu’à vous broyer et ne faire de vous qu’un petit tas de cendres, comme après le bûcher. C’est le génie du réalisateur qui a su calmer ses propres turpitudes, les apprivoiser, comme l’ours du banquet, pour mieux les restituer en images. Le cinéaste est là. Droit comme une tour du château de Lindisfarne, la peau comme la pierre battue par les vents et les pluies. Toujours debout. Désespérez ! On n’annule pas Roman Polanski. On n’annule pas un rendez-vous avec l’Histoire. 

Third Ear Band, Music From Macbeth (Harvest)

third-ear-band.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=QqIxLFZkhKw

 

 

 

 


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