Douzième album de Fleetwood Mac après son ultime changement de line-up, Tusk a été souvent – et abusivement, enfin rapidement – présenté comme l’album de la rupture avec Rumours. Pas tant pour son format pourtant disproportionné par rapport à la concision de son devancier, son coût de production, les mois passés en studio à travailler sur leurs nouvelles chansons, sans parler du budget drogue. Mais pour son style, le son que voulait Lindsay Buckingham, à l’époque fasciné par les groupes punk. Paradoxalement et malgré l’emprise de Buckingham – celui qui aura imposé le plus de titres, soit neuf, et qui produira l’album de façon quasi maniaque –, Tusk sonne tout autrement. Et raconte une autre histoire. Il demeure une formidable déclaration d’amour aux sixties finissantes. Explications.
Nous sommes en 79 et la décennie soixante-dix s’achève sur des notes braillardes, revêches. Tusk n’est pas à l’évidence le disque de l’insouciance pop, du rock garage ou du psychédélisme. Mais il semble se donner pour mission de clore la séquence sur une note mélodique et intimiste, renouant avec une certaine idée du luxe, du grandiose, de l’opératique mais sans le narratif que l’on trouvait sur des albums comme Sgt. Pepper’s, Days of Future Passed ou Tommy. Comme à son habitude, Fleetwood Mac, en collectif de l’individualité, laisse à chacun un champ d’expression et d’expérimentation suffisamment large pour obtenir des chansons plus que valables, éternelles. C’est en cela que Tusk a souvent été comparé au Double Blanc des Beatles. Comparaison n’est pas raison certes, mais le rapprochement a du sens. Si l’on met de côté Ringo avec Don’t Pass Me By, le Double Blanc se partage entre trois songwriters, Lennon, McCartney et Harrison. Mais à l’inverse de Tusk, les deux premiers songwriters se taillent la part du lion, laissant le quiet Beatle loin derrière avec ses quatre chansons, pourtant admirables. Sur Tusk, nous retrouvons la même combinaison, un trio magique composé de Stevie Nicks, Lindsey Buckingham et Christine McVie, la doyenne du nouveau Fleetwood, celui du tournant californien qui renvoie le Mac bluesy aux oubliettes. Comme nous l’avons mentionné, Lindsay Buckingham domine en nombre la tracklist. Neuf compositions sur vingt sont signées de sa main, six par McVie et cinq seulement par Nicks. Si l’on tient compte de cette équation, du contexte personnel des musiciens et de la conjoncture décennale, Tusk aurait pu se transformer en “Here comes the Seum” géant. Pourtant, l’album irradie tout autant qu’il cajole l’auditeur. Sa force est son extrême douceur.
Et cette douceur est portée par le talent d’écriture et d’interprétation de Christine McVie et de Stevie Nicks, dont la splendeur des chansons ne fait pas débat. Surtout Nicks, que sa grande sœur spirituelle avait pris sous son aile, l’encourageant constamment à écrire et à travailler ses chansons. C’est pourtant Christine qui ouvre l’album et de la plus belle et élégante des manières avec le joliment mélancolique “Over & Over”. C’est au fond le génie de Fleetwood Mac d’avoir trouvé entre le punk et le prog tout un espace d’expression fait de tendre, de perfection mélodique – certains la qualifieront de F.M. –, le tout sans esbroufe, sans partir dans des jams interminables (ce que le groupe faisait parfois dans sa période 71-73). McVie enchaîne ensuite sur le très britannique “Think About Me”, au tempo rock mais au phrasé pop. Les paroles douces amères lui donnant son incarnation. “Brown Eyes” s’impose comme l’un des titres les plus étranges du disque, merveilleux et inquiétant. La légende prétend que Peter Green aurait enregistré les parties de guitare à la demande de Mick Fleetwood. Baignés dans un halo de mystère, ces Yeux Bruns seraient-ils une métaphore de la drogue ? Comme pour nous rassurer, McVie dégaine une sorte de gospel sobre, “Never Make Me Cry”. La solennité simple de la chanson ne la prive pas de sa magnificence. Avec ses percussions mixées en avant et son piano électrique, “Honey Hi” ressemble à ces berceuses que l’on chante à nos enfants pour les endormir. Sa brièveté plaide pour cet angle, et l’on ressort de ces deux minutes quarante-sept comme d’un rêve éveillé. McVie avait lancé Tusk, c’est à elle que revient le privilège de clore l’album avec “Never Forget”.
Passons à Stevie Nicks, une chanson en moins, certes, mais des titres rivalisant d’intensité. Et d’inventivité. Sur la première face du tout premier disque, “Sara” n’a pas à jouer des coudes pour prouver qu’il s’agit là d’un chef-d’œuvre. La montée subtile du titre en boléro en fait l’admirable démonstration. Deuxième face. “Storms” serait le pendant de “Sara” mais dans un registre plus alangui, suggérant une mousson de notes comme si nous nous retrouvions projetés dans ce que Rimbaud qualifiait « d’incroyables Florides ». Quant à “Sisters Of The Moon” qui la clot, c’est un rock tendu, fier, levant le front et où Stevie Nicks trouve au fond de sa voix des accents conquérants. “Angel” est un morceau enjoué, vibrant, plus avenant que les sœurs de la lune. Et “Beautiful Child” ? C’est une ballade poignante formidablement chantée. Stevie Nicks n’a évidemment pas à rougir de sa contribution, sinon en bien, tant les superlatifs viennent à l’esprit.
Et Lindsay Buckingham dans tout ça ? Le pauvre s’est un peu égaré sur une bonne moitié de ses chansons – “The Ledge”, “That's Enough For Me” et le morceau titre – et l’on se demande parfois où il est allé chercher toutes ces idées pas forcément heureuses. Ce qui ne l’empêche de revenir – à la raison –, impérial avec des titres du calibre de “Save Me A Place”, sincère comme une main tendue, ou encore “That's All For Everyone” qui malgré sa structure limpide s’autopropulse au firmament des grandes chansons. Si “What Makes You Think You're The One” marquait une sorte d’entre-deux, “I Know I'm Not Wrong”, avec son titre prophétique, renoue avec une certaine honnêteté et “Walk A Thin Line” d’achever cette éblouissante série, et nous avec ! C’est de loin la meilleure composition de Buckingham sur Tusk, celle où, paradoxalement, il s’essaye au même registre que ses camarades féminines, non sans vision. Bien au contraire.
Car à l’écoute de l’album, en entier et dans l’ordre des contributions, on oublie largement ces petites sorties comme autant de fausses notes d’un groupe plongé dans les affres de la création. Et oubli et pardon pour Lindsay, suivi de vivats pour ce grand petit disque, petit par sa capacité à se loger au plus près du cœur, comme un trésor, comme un doudou. Serait-il en passe de s’assumer en double album de chevet ? C’est là son ultime tour de force (et pas des moindres). La Tusk force.
Fleetwood Mac, Tusk (Warner Bros)
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