Royal Albert Hall. Trois mots qui posent un nom autant qu’ils imposent une image. Celle de l’immémorial Empire Britannique. Construit en mai 1867 et achevé en mars 1871 (la correspondance temporelle en est troublante), baptisé en l’honneur du prince consort, mari de la reine Victoria, la majestueuse bâtisse ovale a de quoi impressionner. Elle aura vu passer des artistes de renom : Camille Saint-Saëns qui donne alors une interprétation du Faust de Gounod, mais aussi Richard Wagner jusqu’au Général de Gaulle qui, exilé à Londres en tant que chef de la France Libre, prononcera un discours mémorable le 15 novembre 1941. Il faut attendre l’année 1963 pour y voir se produire des groupes pop, les Beatles en premier chef, puis les Stones, Dylan, Cream, Pink Floyd, Hendrix, Led Zeppelin, Santana jusqu’à Creedence Clearwater Revival.
Nous sommes donc le 14 avril 1970. Le quatuor de El Cerrito est à l’affiche. Faut-il préciser qu’à l’époque, c’est-à-dire entre 1968 et 1970 (avec comme apogée l’année 69), CCR comme on l’appelle (ou l’épelle) est alors l’une des formations les plus populaires du moment, célébrée dans tous les classements. Le groupe arriva même à détrôner les Beatles dans le référendum des lecteurs de Rock’n’Folk, et ce trois années consécutives. Cette popularité prend évidemment sa source dans les chansons que le groupe – enfin que John Fogerty – écrit et interprète avec une joie communicative. CCR était alors une machine à tubes, et peu de formation à l’exception des Fab ou des Stones pouvaient en dire autant. Elle s’explique aussi par la boulimie discographique concentrée sur un laps de temps relativement court. En 1969, le groupe sort trois albums : Green River (dont l’enregistrement début fin 68), Bayou Country et Willie & The Poor Boys. Et si on ajoute le début des sessions d’enregistrement de Cosmo’s Factory fin 69, auxquelles se sur-rajoutent les dates de concerts, on comprend mieux l’ampleur du phénomène. CCR fait l’effet d’un bulldozer. Aussi, quand ils arrivent sur la scène du Royal Albert Hall, c’est peu dire que la pression est là. Passons sur la petite histoire que veut que les bandes aient été confondues lors d’une première réédition et que leur état ne donnaient pas la pleine mesure des qualités du groupe qui reproduisait alors, à la note près, sans fioriture, les morceaux tels qu’on pouvait les écouter sur disques.
Ce document exceptionnel donc représente un peu plus qu’un choc des cultures entre un groupe de rock gouapeur et un public britannique à la réputation bien élevée, pour ne pas dire austère. Nous parlons tout de même de hippies, blague à part, d’une jeunesse anglaise émancipée et qui avait baigné depuis la moitié des années soixante dans une culture pop chatoyante, champ de tous les possibles où créativité rimait avec excentricité. Ce live-là, c’est surtout la rencontre entre deux institutions séculaires. Le Royal Albert Hall comme nous l’avons évoqué représente un pan, sinon quatre, de l’Histoire de l’Empire britannique. Creedence malgré sa fougue juvénile incarne un passé peut-être fantasmé – le rock, le blues, l’Americana – mais haut en couleur, elle-même étalée en parfaites rayures sur des chemises bucherons. Il y a là quelque chose d’émouvant et d’antique, au bon sens du terme. Deux visions de la nostalgie qui se font face, se touchent presque. La reine Victoria chantée un an avant par les Kinks et les descendants d’Abraham Lincoln, les héros d’une Amérique où la guitare Les Paul et l’harmonica sont venus remplacer le chapeau, le cache-poussière et le Peacemaker – ou le Navy Colt, c’est selon. En douze chansons – que des classiques – c’est le carton plein ! Porté par son leader, formidable chanteur et soliste au jeu reconnaissable entre mille, CCR conquiert le public comme toutes les autres audiences avant lui, il le fait avec toute l’énergie, l’authenticité et la fougue dont il est capable, servi par une formation en communion. Même si les relations avec le frère sont parfois difficile – John Fogerty dirigeait son groupe d’une main de fer –, la section rythmique incarnée par Stu Cook et Doug Clifford s’avère imparable. On le savait sur disque, on le constate sur scène, du moins pour ceux qui eurent la chance de voir le quatuor en ces années fastes.
Pourquoi une telle alchimie sur cet enregistrement-là alors que CCR avait donné, contrairement à ce que Fogerty en avait dit, une excellente performance à Woodstock ? On est revenu plus que lourdement sur le statut du groupe, ses chansons iconiques, sa force de frappe électrique, la simplicité biblique des arrangements mais on a peu ou pas évoqué un autre événement. Dans les années 1890, une certaine Elsie Fogerty donne tous les samedis des cours d’éloquence et de diction au Royal Albert Hall. Face au succès grandissant, elle ouvre son école, le Central School of Speech and Drama, qui innove en la matière, associant à la voix les postures du corps. Et si l’on songe à John Fogerty, la manière dont il articule et hurle ses mots, son jeu de guitare si physiquement expressif, on se dit que la boucle est plus que bouclée. La "filiation" en devient alors claire comme une eau de roche. Enfin de rock.
Creedence Clearwater Revival, At the Royal Albert Hall – April 14, 1970 (Craft Recordings)
https://www.deezer.com/en/album/354963807
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