La sortie du film événement de Peter Jackson, “The Beatles : Get Back”, nous a prouvé, s’il en était besoin, l’importance fondamentale des Fab Four et de leurs disques, au-delà des coups de pouce de Georges Martin. Ces formidables singer-songwriters rompus avec le temps aux techniques de studio qu’ils ont contribué – parfois sans le vouloir – à développer, ont défini les standards de la musique pop pour les décennies à venir. La force de leur œuvre est telle que les influences sont multiples, souvent directes – on ne compte plus à partir de 1966 les clones des Fab, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis –, parfois diffuses. Pour ces dernières, la filiation n’apparait pas comme évidente mais se lit dans la manière dont les groupes devanciers vont reconsidérer la création en studio et, avec elle, la conception de l’album même. Avant les Beatles, les albums n’étaient que des catalogues de singles. Après, ils deviendront des objets pensés, réfléchis et dans une certaine mesure, même si le terme piège l’analyse, des albums-concepts.
L’Amérique de la fin des années 60 est ainsi un formidable laboratoire à ciel ouvert où des formations inconnues tentent de rebattre les cartes de la pop. On pourrait aisément s’arrêter sur chacune d’entre elles, et qui plus est lorsque l’on farfouille du côté du psychédélisme, chaudron béant où des apprentis sorciers touillèrent successivement leurs potions musicales. Cela a donné à certains moments des œuvres bis grandioses, et comme on peut l’imaginer dans la plupart des cas, des albums mineurs. Mineurs ne voulant pas dire inintéressants. C’est le cas de l’unique album des Organ Grinders paru en 1970, année charnière entre le psychédélisme et une approche plus progressive qui, elle, tend à devenir hégémonique en Europe et surtout en Grande-Bretagne. Plusieurs informations d’ordre biographique nous éclairent sur le contenu. Originaire de Baltimore, composé autour d’une fratrie de trois – Frank, Nisan et Paul Eventoff –, le groupe semble animé par une quête philosophique que leur musique se doit d’incarner. C’est du moins ce qui figure dans la note d’intention au verso de leur disque. En poussant l’investigation plus loin, on retrouve le nom de Franklin Eventoff à la fin des années 70, dans le domaine technologique : l’homme met au point la première résistance sensible à la force. Et en souvenir de son groupe, il décide d’appliquer cette technologie à un jouet musical, The Magical Musical Thing qu’il vend à Mattel. Le succès n'est pas au rendez-vous et Eventoff se remet à l’ouvrage, créant en 1981 pour Milton Bradley un “Orchestre Électronique”. Il s’installe ensuite à Santa-Barbara et fonde plusieurs compagnies explorant le principe qu’il a lui-même inventé. Petite parenthèse prouvant que la révolution musicale ne connut aucune limite.
Mais revenons à notre groupe et son album, Out Of The Egg. Les Organs Grinders l’enregistrent dans les studios de Mercury à New-York. Sans être un chef-d’œuvre indépassable du genre et de l’époque, cet album se distingue par son aspect Sgt. Pepper’s du pauvre. Ne voyez dans ce qualificatif en apparence peu amène aucun mépris. Car malgré la confidentialité de Out Of The Egg, le fait qu’il soit enregistré sur un gros label par de jeunes musiciens pétris d’ambitions explique en partie la richesse déployée et même une certaine inventivité. Constat d’autant plus remarquable que la durée de l’ensemble demeure relativement courte – standard américain oblige – et que les treize titres ne dépassent jamais les quatre minutes. De plus, s’ils se cantonnent au langage pop, nos musiciens s’amusent à multiplier les effets, jouant avec toutes les possibilités qu’offrent leurs instruments. On repense ainsi aux inventions de Frank Eventoff à l’écoute de “Smile For The Sun” ou de “Honey Bee”. On peut y entendre de la flûte, du saxophone, du clavecin, des claviers divers – mais jamais de Hammond – et même de l’orgue de barbarie ! Anecdote cocasse, Organ Grinders peut autant se traduire par Les Orgues de Barbarie que les Broyeurs d’orgue. Nous avons affaire à un groupe espiègle ! Enfin, notons que les morceaux, toujours mélodiques, s’enchaînent les uns aux autres sans créer de rupture trop criante, de telle sorte que l’auditeur aura la sensation de vivre une expérience musicale immersive. De cet ensemble non dénué de charme et dont le seul défaut est parfois le chant, on retiendra l’introduction à la fois garage et symphonique de “Halls Of Hours”, le vindicatif “Freedom Song”, les presque tubesques “Reach For The Sky” et “Smile For The Sun”, le très britannique “And I Know What Love Is”, le planant “Shady Tree” et le titre somme, sobrement nommé “William”, qui n’oublie pas de sortir la fuzz quand il le faut.
Emballée dans une pochette étrange lorsque l’on songe au contenu – sans la puissance d’Internet il fallait parfois miser sur le visuel –, l’album s’avère malgré tout une bonne surprise. Il témoigne de la folie d’une époque où l’on pouvait signer tout un chacun sur la promesse d’un classique pepperien. Certes, Out Of The Egg ne se hisse pas au rang des meilleurs, on ne parle même pas des Beatles, mais mérite mieux que l’anonymat auquel il fut vite condamné comme beaucoup d’œuvres “bac à soldes”, hélas tuées dans l’œuf.
The Organ Grinders, Out Of The Egg (Mercury)
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