Dans la pop comme dans d’autres disciplines artistiques, il existe des hiérarchies. Les grands musiciens, auteurs, compositeurs – hommes et femmes d’ailleurs – qui sont entrés dans l’histoire de la pop, qui l’ont inscrite dans la modernité et, enfin, dans l’éternité. Puis on trouve les seconde, troisième, quatrième divisions de groupes et d’artistes. Encore plus inclassable est Brian Auger. Organiste surdoué, il aura accompagné de nombreuses révolutions dont il n’était pas forcément à l’origine : british blues, pop, psychédélisme, jazz rock, progressif. Il fut de tous les combats, parfois en soldat de l’ombre, d’autres fois dans la lumière par l’entremise de singles. Le plus célèbre restant l’interprétation du classique dylanien, “This Wheel's on Fire”, transcendée par la voix de Julie Driscoll – à ses débuts, secrétaire du fan club des Yardbirds et présentée en 65 à Brian Auger par Giorgio Gomelsky !
Entre 1967 et 1969, Julie Driscoll, Brian Auger & The Trinity vivent un état de grâce discographique dont le double Lp Streetnoise constitue l’apogée. Puis le groupe se sépare. Jools débute une carrière solo confidentielle mais passionnante. Son mariage avec le pianiste de jazz Keith Tippett, rencontré à l’occasion de l’enregistrement de son premier album 1969, marque le début d’une collaboration fructueuse. Suivent Sunset Glow en 75 et de nombreux autres projets dans le sillage de l’école dite de Canterbury auquel son mari est souvent affilié. De son côté, Brian Auger poursuit momentanément l’aventure Trinity puis monte un nouveau groupe, le Brian Auger’s Oblivion Express qui occupera le terrain du jazz rock progressif entre 1970 et 1977. L’année suivante le duo se retrouve et enregistre un disque, Encore. Nous sommes à la toute fin des seventies, le punk a réussi à passer une tête – et quelle tête, toute hérissée en crète hideuse ! – dans la fenêtre entrouverte de la maison pop. Alors, qui se soucie des vieilles gloires ? Surtout quand elles continuent d’évoluer dans un registre que certains jugent dépassé. Au-delà de ces considérations historiques, des aprioris que l’on ressentirait à l’endroit d’un tel disque – son année, son titre, sa pochette –, il est important de préciser un point. Brian Auger et Julie Tippetts appartiennent à une catégorie d’artistes brillant par leur constance. En effet, chez eux, on ne trouve jamais de mauvais album. Même une œuvre en apparence mineure et de surcroit composée de reprises, pourra éveiller l’intérêt. À cela plusieurs raisons.
La première tient à la maîtrise instrumentale. Auger est un soliste toujours inspiré, en plus d’être un compositeur digne de ce nom. Quant à Julie Tippetts, sa voix gorgée de groove ferait de n’importe quelle bluette un classique immédiat. La deuxième est le prolongement de la première, à savoir que de très bons musiciens savent s’entourer. Or pour l’enregistrement de Encore, Auger et Tippetts sont allés sélectionner en Californie, où ils enregistrent, la crème des musiciens de studio. Sans être des pointures, le batteur Dave Crigger et le guitariste George Doering sont capés : tous deux ont joué avec Don Ellis, Crigger ayant aussi accompagné Burt Bacharach, Dionne Warwick, Klaus Doldinger et bien d’autres. La dernière s’avère le point le plus crucial : la sélection des reprises. À part “Don't Let Me Be Misunderstood”, chanson usée depuis une décennie, que l’on retrouve ici dans une très belle interprétation, le reste de la tracklist se loge dans des tiroirs moins accessibles où Auger et Tippetts savent fouiller. Ils en sortent deux compositions d’Al Jarreau, placées en ouverture et en fin d’album, le très efficace “Spirit” et le bouleversant “Lock At The Gates”. Mieux, ils nous gratifient d’une fantastique version de “Rope Ladder To The Moon”, chanson de Jack Bruce et Pete Brown, habituellement au répertoire de Colosseum. De la même manière, ils optent pour un titre de Traffic, mais pas les standards comme “Coloured Rain”, adapté par Al Kooper, ou “Feelin' Alright?”, classique disputé par Joe Cocker ou Rare Earth ! Non, ils toisent “No Time To Live”, signé Winwood/Capaldi, puis l’apprivoisent pour en faire autre chose, sans jamais trahir sa profonde mélancolie mais pour lui donner une dimension plus grande encore (hé oui, la fameuse promesse du disque), plus stadium. Autre pépite, “Nothing Will Be As I Was” composée par le brésilien Milton Nascimento. Choix judicieux. Auger ne réarrange pas fondamentalement le morceau, conservant sa tonalité pop originelle et se décide même à chanter. Si “Freedom Highway” brille par son efficacité, il s’agit sans doute de la relecture la moins vibrante. Les deux surprises viennent au fond de Brian Auger qui signe deux des meilleures chansons retenues pour l’album, le volcanique “Git Up” qui réussit la prouesse d’égaler en groove les plus grandes chansons soul funk du moment. Quant à “Future Pilot”, si elle referme habilement la face A, elle aurait pu largement être écrite par un Al Jarreau puisqu’il a l’honneur de deux citations.
À l’arrivée, car il faut bien redescendre, Encore s’impose non comme le classique qu’il ne prétend pas être, mais comme un album en pilote automatique, sans ironie aucune. Un album maîtrisé de bout en bout, suave, charnel, spirituel. Un album taillé pour Warner Bros, c’est-à-dire répondant au moindre critère d’exigence de la major. C’est d’ailleurs souvent la remarque que se font les fans et les collectionneurs. Un disque estampillé Warner, CBS ou Columbia ne peut être mauvais. Parce que ces maisons ont toujours des producteurs attitrés, d’un professionnalisme à toute épreuve, et sont dépositaires d’un savoir-faire en matière d’enregistrement. Mais en rester là, ce serait oublier l’ingrédient de base d’un bon disque. De bons compositeurs et de bons interprètes. En cela, Encore montre s’il en était que Brian Auger et Julie Tippetts ont “encore” du jus.
Brian Auger & Julie Tippetts, Encore (Warner Bros)
https://www.deezer.com/en/album/344613