On a souvent cantonné Magma dans le rôle d’oiseau de mauvais augure. Dès son premier album sorti en 1970, le tableau est posé : une griffe d’aigle saisit une pleine poignée d’humains, préfigurant sans le savoir l’affiche du film Soleil vert. Si l’on ajoute à cette vision apocalyptique les influences qui se préciseront au fil des albums, Bartók, Stravinsky, Orff, l’affaire est jugée. Magma égale Cassandre. Et pourtant, c’était oublier les trois piliers inspirationnels qui ont nourri et guidé Christian Vander depuis le début : le jazz de Coltrane – c’est-à-dire la liberté absolue et la spiritualité –, les chants d’Europe de l’Est et la soul, à travers la figure plus discrètement revendiquée d’Otis Redding. Au fur et à mesure des époques, le groupe puisera dans ces trois sources vives, au gré de ses envies, de ses intuitions. En 1977, en pleine vague punk, Magma enregistre Attahk, son album le plus abordable, surtout pour les néophytes.
Sur Attahk, on retrouve l’énergie vitale des œuvres précédentes (“The Last Seven Minutes”, “Maahnt”), cet afflux sanguin qui fait battre son cœur, mais on découvre avec émotion des morceaux d’une rare splendeur : “Spiritual” et “Rinde” sur la face A, “Dondaï” et “Nono” sur la face B. C’est en fait la force de Magma, dont le nom dit tout de la philosophie musicale : une matière chaude et malléable que le créateur malaxe, tort, reforme selon son bon vouloir. Tantôt la musique, martiale et vindicative, s’abat comme un couperet. Tantôt elle brasille dans l’âtre, éclaboussant l’auditeur de flammèches doucereuses. Et parfois, elle s’écoule même, silhouettant comme un fleuve lumineux, soleil dissous dans l’ambre. La musique de Magma est tout à la fois fidèle à elle-même et changeante. D’où cette impression de familiarité. Quelle que soit la direction prise, Magma reste Magma. Et c’est cette impression qui prédomine à l’écoute de Kãrtëhl, son quinzième album. Et pas seulement parce que le processus d’écriture a été ouvert à d’autres. Ainsi, le chanteur Hervé Aknin s’est-il fendu – comme on fend l’armure – d’une composition personnelle, tout comme les pianistes Thierry Eliez et Simon Goubert, compagnon de route de Vander au sein d’Offering. Relativement court – six titres pour quarante minutes de musique –, Kãrtëhl brille par son unité, irradie l’auditeur sans jamais se trahir. On y retrouve les fondamentaux en vigueur depuis la refondation : les chœurs, le Fender, l’assise rythmique qui doit beaucoup au jeu de Vander mais aussi à la qualité de basse entre le mains de Jimmy Top – le fils de Jannick ! –, et enfin la guitare électrique. Ici, c’est Rudy Blas qui avait déjà officié sur Zëss (en 2019). Son jeu volubile et fluide fait des merveilles.
Pour le reste, c’est-à-dire les morceaux, la limpidité de la première face, partagée entre les trois titres “Hakëhn Deïs”, “Dorïn ïlï üss” et “Irena Balladina”, semble toiser quelque nouveau continent. Si les deux premières chansons sonnent plus classiquement magmaïennes, la suivante explore des ambiances plus bossa. Il faut saluer ici, au fur et à mesure que se déroule les notes enjôleuses de “Irena Balladina”, la qualité des voix assemblées en un bloc du suavité harmonique. Le travail de Stella Vander, accompagnée d’Isabelle Feuillebois, de Sylvie Fisichella, de Caroline Indjein et de Laura Guarrato, n’est pas sans rappeler la symbiose des trois Northlettes qui chantaient au sein du groupe canterburien Hatfield & The North. Et même si les premières notes jouées à la guitare adressent un clin d’œil – inconscient ou voulu, qui sait ? – à “Kobaïa”, le premier morceau étalon de Magma, la singularité de l’écriture et le professionnalisme aérien de l’interprétation nous donne à voir un groupe au sommet de son art. La face B nous offre un versant plus sombre, porté par le pénétrant “Walomëhndom Warreïé”. Quant à “Wï Mëlëhn Tü”, malgré son entame dans l’esprit de “Ẁaïnsaht !!!” (sur Ẁurdah Ïtah en 74), la composition est une formidable bascule de l’ombre à la lumière. Conception musicale intelligente menant tout droit au final touchant de “Dëhndë”, chanté par Vander en personne, et dont on ne sait s’il le fait en anglais ou en kobaïen, peut-être les deux ! L’édition vinyle propose deux versions brouillonnes mais relativement abouties de ce dernier titre ainsi que de “Hakëhn Deïs”, mais l’album s’apprécie amplement dans sa tracklist originelle. L’expérience est d’autant plus émouvante que le disque est accompagné d’un texte en hommage au guitariste James Mac Gaw, disparu en 2021.
On connaît la saillie sarcastique de John Lennon à l’endroit du rock français mais qu’aurait-il pensé de Magma et de cet ultime album aux accents gospel, lui qui avait composé l’hymne mystique “Imagine” ? Nul ne le saura. Ce que l’on sait ? Magma dure depuis cinquante-deux ans. Au-delà des années, des modes, faisant fi de toutes les lois de longévité frappant les formations rock classiques, où les décennies sont souvent synonymes d’affadissement, de perte d’inspiration, pour ne pas dire de compromission. Magma n’en a cure, se revitalisant à chaque enregistrement, perfectionnant son style, ses créations à chaque passage sur une scène, petite ou grande. Et d’ailleurs, la scène, où en est-on ?
Post-scriptum live : Magma aux Folies Bergère (8 octobre 2022)
Le loup Magma est entré dans la bergerie aux décors rougeoyants et aux dorures feuilletées. Dans ce temple du spectacle, un tel nom pourrait surprendre mais pour l’occasion, Magma a choisi des couleurs chaudes, le bleu et le rouge pour enluminer sa musique. A l’heure dite, les lumières se tamisent, le groupe fait son entrée par petites grappes humaines. Applaudissements nourris. Ils sont onze, la même formation que sur Kãrtëhl. D’ailleurs, après “K.A. I” ouvrant magnifiquement le premier set, Stella Vander se saisit du micro pour nous annoncer que l’album sera joué en entier. Le groupe s’exécute. La musique de Magma se vit aussi en direct, sans pour autant perdre de sa précision. Quand bien même le groupe reste libre d’interpréter ses nouveaux morceaux dans un ordre légèrement différent de l’album. Ainsi va Magma. Un torrent d’eau claire que l’on ne peut arrêter. Et malgré l’âge de la plupart des musiciens. Car Magma reste un collectif intergénérationnel, réunissant anciens – et même des historiques ! – et nouveaux-venus, la jeune génération de virtuoses. Cette dernière sait fort bien que faire ses gammes avec Magma demeure la meilleure des formations. Après une heure et quelques d’une performance limpide, c’est l’entracte, comme au siècle dernier. La patience fait aussi partie du rite initiatique. Nous disons cela et sans condescendance pour le jeune public accompagnant parents. Dans la salle, il y a même des enfants. Il faut dire que ce nouveau matériel, par ses accents soul évidents, constitue une formidable et acceptable entrée en matière dans l’univers magmaïen pour des têtes blondes avides de découvertes, curieux de tout, sans a priori.
Le second set débute, et c’est la stupeur ! Le groupe choisit de jouer les quatre mouvements de Ëmëhntëhtt-Rê. Après une première partie lumineuse, Magma opte pour la création la plus tourmentée de son répertoire. Même si elle démarre avec “Rinde” et “Hhaï”, morceaux d’un autre temps fondus dans cette large composition somptuaire. Ëmëhntëhtt-Rê navigue entre terreur et émotion, et c’est précisément sa force. Sur disque, la chose s’entend. Sur scène, elle se vit, se ressent jusqu’au plus profond de l’âme, et quoi de plus naturel pour une suite qui s’inspire de l’imaginaire égyptien. Comme si Magma se muait alors en émanation lovecraftienne. Pour ceux qui ne connaissaient le groupe que de nom, l’impression est saisissante, le choc, frontal. Et tous les éléments sont en place. Goubert semble sautiller sur son siège à force de marteler son Fender. Eliez se fraie un chemin avec son Moog. La basse du fils de Jannick est noueuse, rapide, fatale. Blas à la guitare tisse des motifs verticaux, parfois mortels. Vander derrière sa pharaonique batterie impose le rythme. Le coureur de tête, c’est lui. Quant aux voix... Entre la beauté translucide des chœurs féminins menés par Stella et le timbre d’outre-tombe d'Aknin, le dispositif est intransigeant, sans pitié. De mémoire de fan, il s’agissait-là de la meilleure version de Ëmëhntëhtt-Rê. Pour calmer les esprits, après avoir momentanément quitté la scène, Magma revient pour un rappel chaleureux. “The Night We Died” figurant sur l’album Merci et “Dëhndë” referment le set. Standing ovation. Le groupe quitte la foule avec l’invisible promesse de revenir pour des retrouvailles de concert. Comme le dit le titre de leur tournée, ceci n’est qu’une escale au milieu du grand voyage de la vie. “À vie, à mort, et après”. Toujours.
Magma, Kãrtëhl (Seventh Records)
Photo : Christophe Abramowitz
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