La France a bien souvent du mal avec les traditions anglo-saxonnes, notamment les fêtes, surtout quand celles-ci se retrouvent phagocytées par des intérêts mercantiles devenus bien trop visibles avec le temps. Halloween fait évidemment partie de ces rendez-vous qui s’accordent fort peu avec nos usages et pourtant, cette émanation de la Toussaint – la fête des morts – devrait être l’occasion de troquer le sac de bonbons contre l’écoute d’un disque, pour rester dans l’ambiance. Et cet album, c’est Pink Moon de Nick Drake. Dernier effort si l’on ose dire de son auteur, cet enregistrement mythique à maints égards s’impose comme le parfait prétendant des nuits à frissons.
En guise d’avertissement, affirmons-le : nul besoin de revenir sur l’histoire de Nick Drake, sa dépression aiguë, sa difficulté de jouer sa musique en concert qui ne l’aidera pas à percer malgré deux premiers albums prometteurs, sa rencontre avortée avec le succès alors que Joe Boyd avait cru en son génie, réel cependant. Seul compte l’impact de la musique. Précisons à cet effet que nos chères têtes blondes, bien moins sensibles qu’il n’y paraît, seront parfaitement capables d’apprécier Pink Moon et pas seulement en raison de la brièveté de l’œuvre (28 minutes au compteur). Elles le feront parce qu’une certaine innocence, doublée d’une réelle intuition, guide leurs émotions, donc leur jugement. Mais avant d’aller plus loin, accordons-nous une pause et observons un moment la pochette. L’ambiance surréaliste, rêveuse surtout, peinte par l’artiste Michael Trevithick. Ce dernier avait déjà illustré un album de pop, une réédition de Tobacco Road de Spooky Tooth – un signe ? Le jeune artiste est un ami de la sœur de Nick, Gabrielle. Aussi, le choix se fera naturellement. Beaucoup d’éléments viennent orner la pochette de Pink Moon, dont la lune fromage semble dénoter quelque peu. Une tasse fêlée, une feuille d’arbre en forme de bouche, une fusée (la métaphore de la célébrité ?), un embauchoir dans sa chaussure et une fleur. Reste l’unique présence humaine, une sorte de fantôme au regard maussade, au nez de clown comme s’il fallait rire de tout cela, du destin, de la tragédie drakienne dont l’acte final se déroulera dans le calme verdoyant de la campagne anglaise, à Tanworth-in-Arden.
Et la musique ? Elle fut gravée en deux nuits, les 30 et 31 octobre – !!! –, dans la foulée des dernières sessions de Bryter Layter. Dans le studio, Nick Drake et l’ingénieur John Wood. Ce dernier finira crédité comme producteur. Drake a voulu un son le plus dépouillé possible, à l’os. Tout le contraire de son précédent disque. Il joue essentiellement de la guitare, passe au piano pour le pont sonore de Pink Moon mais ne va pas plus loin dans l’ornement. Pink Moon sera une œuvre sèche. La voix de Drake est magnifiquement mixée, on la croirait en surplomb de la musique, flottant comme le visage de la pochette. La magie des chansons qui font suite au titre éponyme auquel on réduit souvent, à tort, son auteur, tient aux fameux accords ouverts qui semblent inonder l’album. Le fait de les découvrir dépourvus d’arrangements décuple leur puissance émotionnelle. On entend les cordes vibrer, ondoyer comme un ruisseau. Ces onze chansons ne sont en rien plombantes. Elles possèdent la tristesse de la nostalgie. Celles des jours heureux. Nick Drake les a-t-il connus ? Peut-être, mais au crépuscule de sa vie, l’assertion n’est guère évidente. Ce qui frappe ici, et il aura fallu de multiples écoutes pendant des années pour finir par s’en rendre compte, c’est la manière dont les chansons finissent, de façon nette, comme un verre brisé, nous laissant entier à notre frustration. Aucun effet ne vient atténuer la chose, pas de fade-out rassurant, juste la fin, dans ce qu’elle a de plus terrifiant. Les morceaux sont tous splendides, délicats, les paroles touchent au sublime d’une poésie qui n’en fait pas trop, tout le contraire de la geste morrisonienne. Unique instrumental du disque, “Horn” en délimite l’espace. C’est une parfaite ligne de démarcation, une frontière presque invisible entre chaque face. Si “Know” se fait étouffante, les autres chansons se déploient merveilleusement dans l’espace sonore malgré leur courte durée. “Place To Be”, “Which Will”, “Things Behind The Sun” ou “Parasite” en sont de troublants exemples. “Free Ride” et “Harvest” sont des entre-deux tantôt charmants, tantôt effrayants. Ils ont le pouvoir des miroirs qui vous rendent l’éclat de la vérité d’un artiste. Celle de Nick Drake était à pleurer. Comme dans “From The Morning” qui referme le disque non sans une note d’espoir (“A day once dawned, and it was beautiful”).
Oh, rien de macabre dans cette suite de chansons lumineuses. Juste une frayeur muette. Un tel artiste a existé, est resté longtemps dans l’anonymat malgré les efforts déployés par la maison de disques, sa direction, son personnel. Tous ont cru en Nick Drake et ont eu raison d’y croire. Comme dans toutes les histoires mélancoliques, la reconnaissance est venue avec le temps. Pas tant un triomphe, mais un sentiment particulier d’attachement entre le créateur et les auditeurs, comme si ces derniers avaient découvert un grand frère caché. Par une éclipse de lune rose.
Nick Drake, Pink Moon (Islands Records)