L’opposition entre pop et rock n’a rien de théorique. Quand la pop se définit par la notion de format – la chanson de deux minutes trente –, le rock tente de s’en affranchir. Cette lecture a d’ailleurs souvent cantonné la pop dans le registre enfantin – les Beach Boys –, laissant le rock et son champ d’expérimentations au monde adulte ; le rock c’est du sérieux. La Folk sut aussi se distinguer de la pop éphémère et futile, parfois produit consommable prêt à jeter, par sa dimension épique, et ce bien avant l’avènement du progressif. Mais refermons cette parenthèse pour en ouvrir une autre, du moins pour explorer un aspect constitutif de l’expérience rock, la jam session. Mais avant cela, un peu d’Histoire.
On appelle jam session ou bœuf en français (du nom d’un célèbre cabaret parisien « Le bœuf sur le toit »), ce moment clé, parfois inconnu du public, où des musiciens de formations différentes se retrouvaient après leur set pour jammer, c’est-à-dire jouer sans but, sans direction, improviser. Le jazz inventa ce geste spontané dont le rock prolongea naturellement la tradition en la modifiant cependant. Les rockeurs jammaient à tout moment, avant et après un concert mais aussi en studio avant d’enregistrer. Ces moments d’apparente décontraction était au processus de captation ce que l’échauffement était à la performance sportive : un préambule essentiel. C’est à la toute fin des années soixante que ce rituel se voit intégrer à la création d’un disque. Là aussi, ce résultat est le fruit de l’Histoire de l’enregistrement et des progrès dont les musiciens bénéficient alors. Avec le succès des groupes pop – ô ironie du sort ! –, les rockeurs disposent de moyens considérables et pour les plus chanceux – ceux qui rencontrèrent un vrai succès commercial – d’un allongement du temps. Graver un disque coûtait cher, même à l’époque, et les formations confidentielles ou en devenir devaient composer avec les contraintes économiques imposées par leurs labels. Moins de temps, plus de profits. Telle était la règle. Mais un groupe qui atteignait les sommets des charts avec quelques singles ou un Lp ne regardait plus les heures défiler. On sait aujourd’hui que les Beatles bénéficièrent, avec la bénédiction de EMI, d’une paix royale, ne lésinant pas sur le temps passé à répéter, enregistrer, réenregistrer, peaufiner chacune de leurs créations. Certains artistes parmi les plus célébrés eurent parfois le luxe de construire leurs propres studios afin de s’affranchir du dictat des décideurs et de consacrer toute leur énergie au service de leurs albums.
Nous l’avons évoqué, ce qui n’était qu’un tour de chauffe sans réelle valeur allait faire partie intégrante de l’œuvre discographique. Mais la jam n’est qu’un morceau rallongé comme il en existait parfois, sans doute pour remplir une fin de face (« A Quike One, While He’s Away »), ou une pièce pensée, écrite, conçue, parfois composée de miniatures pop comme dans le rock progressif – on pense en particulier à « Supper’s Ready » de Genesis – mais un entre-deux. La jam enregistrée demeure dans l’esprit une improvisation, elle incarne surtout un nouveau champ des possibles, un espace élargi pour expérimenter, jouer à l’unisson (et donc live) et ressentir ainsi toutes les vibrations de ce bon vieux rock’n’roll. On peut d’ailleurs et très paradoxalement la définir en tant que format. Ainsi, elle se vit – sévit ! – sur une quinzaine de minutes.
La première jam que nous avons choisie de citer est entrée dans la légende au même titre que son géniteur ; le mot est d’autant plus justifié qu’il est bien souvent difficile d’accoucher d’une authentique jam. Il s’agit de « Voodoo Chile » de Jimi Hendrix, morceau refermant la première face du premier disque du double album « Electric Ladyland », paru le 16 octobre 1968. « Voodoo Chile », c’est la jam par excellence ! Quinze minutes et zéro seconde au compteur. Un titre enregistré live au Record Plant Studio de NYC avec un groupe élargi pour l’occasion (vingt personnes en tout !) et qui avait jammé quelques heures avant dans un club, The Scene. Aux côtés de Mitch Mitchell – Noel Redding avait pris la tangente –, on retrouve le bassiste de l’Airplane Jack Casady, l’organiste de Traffic Steve Winwood et le guitariste de jazz Larry Coryell qui ne jouera pas ; du moins il ne se retrouve pas sur la captation finale. Le reste assurant l’ambiance de foule ! Winwood raconte qu’Hendrix avait débuté la session sans partition mais que tout était écrit, du moins planifié et exécuté dans sa tête ! Contrairement au lieu commun de la jam, « Voodoo Chile » aura nécessité trois prises (six aux dires de certains) dont la dernière fut retenue pour le disque, preuve de la parfaite maîtrise de Hendrix malgré l’ambiance informelle recherchée par le maître. Avec Eddie Kramer en gardien du temple de l’enregistrement et un Hendrix novateur, les autres musiciens ne sont pas en reste. Si Casady assure l’équilibre rythmique tout au long de la session, Winwood joue comme il l’aurait fait avec Traffic, incorporant à cette composition ancrée dans le blues une dimension raga évidente. En une face, Hendrix avait frappé un grand coup et le meilleur était encore à venir.
Deuxième exemple, Blind Faith. Foi Aveugle semble être une formation taillée pour les jams religieusement interminables autant que rébarbatives. Pensez, l’un des premiers super groupes de l’Histoire composé de Steve Winwood, que tout le monde a légitimement adoré avec Traffic, le bassiste de Family Ric Grech, et Ginger Baker dont le destin cahin-caha l’aura tiré de la catégorie "batteurs de stade" et Eric « Slowhand » Clapton qui continue de subir de façon exagérée une détestation aussi facile – la réprobation morale – qu’injuste. Même s’il ne s’agit pas de la pop star la plus admirable des sixties, Clapton peut s’enorgueillir d’avoir accompagné et créé quelques grands groupes de son époque – Les Bluesbreakers de Mayall et Cream – tout en livrant un des plus beaux disques de blues sentimental, « Layla and Other Assorted Love Songs ». Mais revenons à Blind Faith. Présenté au public lors d’un concert donné à Hyde Park le 7 juin 1969, le groupe crée la sensation. Pour tout dire, il se trouve en pleines sessions d’enregistrement de leur premier et unique Lp. La scène est ainsi l’occasion de roder leurs titres. Si l’album a pu décevoir au regard des pointures qui le composaient et de l’espoir que cette addition magique avait suscité, l’album s’avère très bon. Il se termine surtout sur « Do Wat You Like », authentique jam à maints égards dont la durée, nous l’avons dit ! Celle-ci a pour particularité d’être composée par Ginger Baker. Bien évidemment, elle est nantie en toute logique d’un chorus de batterie. Et là vous pensez tous : le solo de batterie cette maladie infantile du psychédélisme. On se remémore la même année le chorus sur Doggone de Love, qui avait si délicatement commencée. Magnifiquement chantée par Winwood, « Do Wat You Like » ne s’arrête pas là dans le dithyrambe. Premier constat, à contrario d’autres jams, le morceau commence sur une tonalité pop, une mélodie simple mais présente et des paroles facilement mémorisables avec ceci d’étonnant que le refrain a tout du slogan iconique made in sixties :
Do right, use your head.
Everybody must be fed.
Get together, break your bread.
Yes, together, that's what I said.
Do what you like.
Don't fight, use your head.
It's all right every night.
Do what you like, that's what I said.
Everybody must be fed.
Do what you like.
Open your eyes.
Realize you're not dead.
Take a look at an open book.
Do what you like, that's what I said.
Do what you like.
Les trois parties consacrées aux solistes ne sont en aucun cas du remplissage. Winwood ouvre le bal avec un chorus très canterburien avant l’heure, tirant de son Hammond un son étrange, utérin qui charme immédiatement. Clapton enchaîne sans être trop dissert ce qui a toujours été sa marque. C’est un faux guitar hero. Moins virtuose qu’Hendrix, moins opportuniste et théâtral que Jimmy Page, moins flamboyant et mondialiste que Jeff Beck, Eric se cantonne dans le registre de l’émotion, cœur serré. Pro mais pas trop, Ric Grech prépare le terrain au tapis de percussion de Baker. En amoureux du jazz et de l’Afrique – la reprise en sourdine mais quasi tribale du refrain –, Ginger Baker représente le parfait exemple du batteur inventif et expressif, torturé mais généreux. Porté à ses débuts par le batteur anglais Phil Seamen, Baker est en fait le fils spirituel – et « Do Wat You Like » le prouve magistralement – de Art Blakey, Max Roach, et Elvin Jones. Reprise du thème à la pompe et final en bordel achève l’auditeur et propulse le titre au panthéon de la Jam pour l’éternité.
Nous aurions pu ajouter une troisième jam mais son caractère entre-deux nous éloigne des deux premières. Et pourtant ! Fort de ses dix-sept minutes et onze secondes au compteur, « In A Gadda Da Vida » vaut d’être citée et pour une seule raison. C’est l’unique jam à être devenue un tube mondial ! À l’image de « Do Wat You Like », « In A Gadda Da Vida » s’ouvre et se referme sur une mélodie, un refrain accrocheur (trois minutes sur dix-sept !), mais s’avère magistral pour sa force anticipatrice : fort d’une rythmique aussi robotique qu’implacable, « In A Gadda Da Vida » ne préfigure rien moins que le Krautrock de Can ou de Cluster, la dimension dramatique en plus (rien d’étonnant si un extrait conséquent fut intégré en illustration de la scène clé du film de Michael Mann, « Manhunter »). Point commun à ces trois titres dissemblables, leur dimension émancipatrices. Loin du Blues originel.
Mais revenons à l’Histoire, la petite, celle alimentée par les rumeurs, les on-dit, terreaux des légendes urbaines. Citons-en deux. Dans les années 20, les musiciens de jazz, noirs et blancs, se détendaient après un concert en jouant ensemble. Ceux qui les applaudissaient entre deux prises, "bloquaient" ainsi le rythme, en anglais "Jammin’ the beat". Une autre explication nous vient du clarinettiste Mezz Mezzrow, l’un des nombreux résidents du club new-yorkais, Three Deuces. Lors de prestations privées appelées « Cuttin », l’idée étant que chaque performeur coupe l’autre dans le but de le surpasser, Mezzrow qui aimait reprendre « I Ain't Gonna Give Nobody None Of My Jelly Roll », d’où son surnom de Jelly, fut mis au défi. « À toi ! Que vas-tu faire ? » Ce à quoi il répondit par un lumineux et inspirant jeu de mots : "Jelly’s gonna jam some now".
The Jimi Hendrix Experience, Electric Ladyland (Track Records)
Blind Faith, Blind Faith (Polydor)
https://www.deezer.com/en/track/927770