Tout a été dit, selon l’éternelle et indépassable formule, au sujet d’Elton John. La pop star est suffisamment massive pour avoir fait l’objet d’une étude approfondie, tous médias confondus. Livres, documentaires, film de fiction, il n’est plus possible d’ignorer la plus petite anecdote, révélation sur son incroyable destin. Idem pour Van Morrison même si son parcours parait moins « bigger than life » que celui de John. De Van the Man on ne retiendra pas seulement le caractère acrimonieux mais aussi l’autre grand pourvoyeur de classiques ; ne serait-ce que Gloria, composé pour les Them, a su s’imposer parmi le petit peloton des hymnes sixties systématiquement diffusés ou repris. Quand on met côte à côte ces deux figures singulières, le rapprochement peut sembler incongru. Quelles passerelles relient les deux auteurs compositeurs interprètes ? Pas la nationalité en tout cas. Si Reginald Dwight est britannique, George Ivan Morrison est irlandais. Quant à leurs styles, voire leurs carrières respectives, on navigue entre l’alpha et l’oméga, le délire stadium pop et l'œuvre pointue.
Et pourtant, Van et Elton partagent la même fascination pour une culture qui ne fut jamais vraiment la leur. Elton John n’a jamais caché son amour pour la musique américaine, cette Country Western alors en vogue au début des années soixante-dix. En plus de ses costumes excentriques, Elton John arborait aussi un stetson et une veste formidablement ourlée à l’image de celles que portaient Gram Parsons. Et sa musique, celle-ci regorgeait de pedal steel, de piano honky tonk, de rêves de cow-boys. Cette passion il la partagea, et dès les débuts de leur longue amitié, avec son parolier Bernie Taupin. De son côté, Van Morrison brûle intérieurement pour les musiques afro-américaines : le Rhythm’n’blues, la Soul et le Jazz. On les retrouve tout au long de son étonnante discographie, autant d’influences mélangées, digérées et restituées avec une ineffable grâce autant qu’un groove imparable. Ces apports ne seraient rien sans les qualités de songwriting de Van et sa voix puissante et miellée. Et pour le reste ?
S’agissant de Reginald Dwight, tout est contenu dans son patronyme administratif. Reginald suggère un petit ado replet, mais à l’aise, ce qu’il était à l’évidence. Il grandit surtout dans une famille que l’on appellerait aujourd’hui dysfonctionnel. Pilote de la RAF, le père d’Elton est un homme cultivé, musicien à ses heures, collectionneur même, mais froid, sans le moindre affect vis-à-vis de son fils. Il est souvent absent du foyer du fait de ses états de service. Les parents de Reginald divorcent quand il a quinze ans. En plein déferlement d’hormones et de désirs incontrôlés ! Plus que sa mère qui n’aura pas les attentions espérées, Reggie noue une vraie relation avec sa grand-mère qui lui apprend le piano et qui le soutient tout comme son beau-père dont la douce bienveillance présidera à la mise en orbite du jeune auteur ; celui-ci encourage son beau-fils lorsqu’il crée Bluesology avec Elton Dean qui lui donnera pour la suite son prénom (John célébrant Long John Baldry) ! Mais plus que tout, on imagine bien que l’aspiration pour les grands canyons du jeune Dwight doit aussi à cette Angleterre grise alors en pleine mutation mais encore corsetée dans un conservatisme poussiéreux. De cette éducation stricte, il conservera l’élégance qu’il combinera avec une émotion et un sens du drame mélodique encore intact. Ses premiers enregistrements, entre les années 1969 et 1974 – son apogée – en témoignent. Parmi la kyrielle de tubes, preuve d’une intarissable créativité (aidée par les talents de Taupin), on découvre aussi des morceaux louchant vers l’Americana du Band, formation étalon pour bon nombre de musiciens dits sérieux. Tout « Tumbleweed Connection » déjà. Mais aussi « Levon » sur « Madman Across The Water » en hommage à Levon Helm, « Salvation » et « Slave » sur « Honky Château », « Crocodile Rock » sur le mésestimé « Don’t Shoot Me, I’m Only The Piano Player » ou le magnifique « Roy Rogers » sur « Goodbye Yellow Brick Road ». On en oubliera mais l’essentiel y est, l’essentiel est dit.
Et Van Morrison ? La passion musicale lui a été transmise par un mentor, son père, électricien sur un chantier naval et passionné de musique et qui avait accumulé une très large et éclectique collection de disques allant de Salomon Burke à Ray Charles en passant par Charlie Parker et Jelly Roll Morton. C’est peu dire que le petit George va baigner dans la musique américaine ! Son père lui offre alors sa première guitare, cadeau qui cimentera sa passion… et rejaillira sur sa vie. Sans avoir le même passé émotionnel que Reginald Dwight, on peut cependant dresser un parallèle entre la banlieue londonienne et ses pavillons bien rangés, triste en somme, et la bouillonnante Irlande du Nord qui rivalisait avec Albion en matière de grisaille. À laquelle il fallait ajouter les brouillards et les tempêtes de la guerre d’indépendance. Ces fondations culturelles – même si Van Morrison s’est vite réfugié à NYC ! – autant que sa passion pour les chanteurs noirs américains serviront de prétextes pour qualifier sa musique déjà singulière de « Celtic Soul ». Moondance demeure l’album – mais on pourrait aussi citer « Saint Dominic's Preview » et surtout le méconnu « Veedon Fleece » – le plus emblématique de cette coloration. Quoique plus éloigné de l’âme celtique de Van, ce troisième Lp sous son nom s’impose comme un chef-d’œuvre enivrant, traversé de swing et de groove, et dont les chansons nous feraient penser que Van Morrison est un artiste noir alors qu’il n’en est rien ; c’est un rouquin boudeur et potelé comme le montre le verso de la pochette de « Moondance ». Au-delà de l’ambiance générale, plus maîtrisée, moins free que sur « Astral Week », les chansons brillent par leurs qualités mélodiques, leur sensibilité à fleur de peau. Car lorsque Van Morrison hurle, c’est toujours à l’amour !
La morale de ces deux histoires déjoue tous les pronostics idéologiques, les critiques sur le mode binaire « ceci est appropriation culturelle ». À chaque fois, le contexte familial ou plus globalement social explique le pourquoi d’un tel rêve, ce que l’on pourrait et dans un autre registre appelé « American Dream ». Elton John comme Van Morrison ne sont pas aller piller mais ont transformé l’or états-uniens en diamants mélodiques. Dans « Into The Mystic », il y a autant de notes blanches que de noires. Même constat pour « Rocket Man » ou « Tiny Dancer ». Ces artistes ont prouvé que la musique populaire était un creuset, mieux un levier d’émancipation. À méditer.
Elton John, Tumbleweed Connection (DJM)
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Van Morrison, Moondance (Warner Bros)
https://www.deezer.com/fr/album/7014850