Mazouni et l’Atlas de la pop

par Adehoum Arbane  le 27.09.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Tous les chemins mènent à Rome. Peu importe lequel pourvu qu’on ait l’ivresse de la découverte. Le Voyage ! Qui possède un caractère initiatique, un pouvoir révélateur. Ne dit-on pas qu’il forme la jeunesse ? En cela, il représente un passage, un rite, un bref moment où le corps et l’âme apprennent, grandissent, s’émancipent. Il y a le voyage au sens physique, géographique. De l’Odyssée d’Ulysse à celui qui se fait en taillant la route par tous les moyens, comme chez Kerouac, jusqu’au pèlerinage où l’on se rend dans un lieu tenu pour sacré. Il existe aussi de ces périples immatériels en apparence, presque invisibles que l’on fait en pensées, parfois en rêves mais toujours avec la musique dans le viseur. Et encore une fois – on ne le dira jamais assez – la pop a toujours joué son rôle d’aimant à cultures. Pour devenir, au plus fort des années 80, une forme de World Music. L’appellation, quoique caricaturale, parfois moquée, vient d’une tradition plus ancienne, proche de la Folk d’ailleurs. Qu’ils aient fait le voyage – les Beatles ont posé leurs valises en Indes – ou qu’ils aient emporté dans ces mêmes bagages un peu de leur pays d’origine, les musiciens pop ont toujours vu loin, et dans tous les sens du terme. 

L’un des premiers – n’exagérons rien – et qui demeure l’un de nos plus éminents chanteurs hippies, Georges Moustaki, a chanté dans « Le métèque », cet idéal de liberté à travers la figure, certes convenue mais si remarquable, du voyageur romantique, celui qui butine d’un amour à l’autre. Ses paroles badines, enrobées d’arrangements étranges (peut-être un bouzouki et une flûte ingénue en sont-ils la cause) pour ne pas dire étrangers, confèrent à cette chanson son charme si particulier. De l’autre côté de l’Atlantique et en Californie, l’ébullition artistique saisit alors la jeunesse. Des groupes se forment un peu partout, de Los Angeles jusqu’à la Babel San Franciscaine. À Pasadena, David Lindley et quelques autres sbires fondent Kaleidoscope, formation de Folk bientôt contaminée par des effluves venues d’un Orient légèrement fantasmé mais plein de promesses. Sur leur premier album paru en juin 67, « Side Trips », l’auditeur hume un air du temps fort orientalisant. En témoignent « Egyptian Gardens » en ouverture puis « Keep Your Mind Open ». Là encore, des instruments exotiques (saz, bouzouki, oud, doumbek, dobro, vina) pimentent une musique résolument originale. L’année suivante, alors que le psychédélisme semble à son paroxysme, la côte Est tente une réponse au rock californien. Certes, New York ne se prête guère aux élans solaires des formations acides. Ce qui ne l’empêche de faire des propositions iconoclastes. Comme l’indique son nom, The Forum Quorum toise les pays latins mais tout comme il ne l’indique pas va chercher dans la Grèce ancienne des éléments d’exotisme. Ainsi, mené par les frères Pardalis, le groupe grave un intéressant méli-mélo d’orgue farfisa, de bouzouki électrifié – vous avez bien lu ! –, de flûte et de chœurs à la Vanilla Fudge tout droit sorti d’un bazar de ruelle de village insulaire. 

En Angleterre, le goût de l’orientalisme bat le pouls de la pop music qui plonge ainsi dans le grand bain psychédélique. C’est George Harrison qui ouvre le bal avec « Love You To » sur « Revolver » et « Within You Without You » sur « Sgt. Pepper’s ». Mais nous n’en sommes ici qu’aux clichés, aux emprunts usuels. Jeune formation menée par le prodige Steve Winwood, Traffic franchit un cap sur son premier long, le bien nommé « Mr. Fantasy ». Ce n'est pas tant le sitar qui retient l’attention mais ces motifs entêtants de guitare et de flûte sur « Dealer », composition du batteur Jim Capaldi. Alors que la chanson a pour sujet la drogue et son incarnation maléfique, le dealer, la musique nous attrape par la main pour nous emmener en Méditerranée, en Grèce, dans ces îles parfois sauvages trempées dans un ciel bleu, pur et intense, que rien ne distingue plus de la mer. Incredible String Band semble reprendre le flambeau de Kaleidoscope. Ces deux leaders, Robin Williamson et Mike Heron ont aussi fait la route, mais sur un, mode plus aventureux, au Maroc en poussant jusqu’en Indes. Ils rapportèrent de leur périple quantité d’instruments et des valises de chansons. Entre 1967 et 1968, avec pas moins de quatre albums, nos troubadours moyen-orientaux charment la scène londonienne, jusqu’aux Beatles (McCartney surtout) ! Il suffit d’écouter quelques-uns de leurs titres pour s’en convaincre : « Koeeoaddi There » et « Three Is A Green Crown » sur « The Hangman’s Beautiful Daughter » ou « The Yellow Snake » sur « We Tam ». Un peu à part navigue le Pink Floyd. Ils sont les inventeurs du Space Rock, c’est dire si leur trajectoire diffère quelque peu de celle de leurs contemporains. Malgré tout, la BO de « More », devenue album officiel, s’avère un guide idéal pour le voyager impénitent. Si le film nous conduit tout droit à Ibiza, l’île des hippies drogués et le film de Barbet Schroeder raconte bien cette réalité-là, la musique, elle, semble s’affranchir du lieu. « Green Is The Colour » ou « Party Sequence » parient sur une simple flûte aigrelette, presque bergère, s’agissant du premier morceau, et sur des percussions aussi folles qu’intrépides pour le second. Au-delà de l’instrumentarium classique du Floyd, les chansons n’hésitent jamais trop longtemps à s’en aller plus loin qu’on ne l’imagine, par-delà les influences, sans d’ailleurs ne rien céder aux caricatures à laquelle la pop dite orientale nous avait habituées. 

Nous étions partis avec Moustaki, le pâtre grec, et nous revenons avec l’Enfant d’Aphrodite (Aphrodite’s Child). La célèbre formation d’Athènes (Demis Roussos est le seul membre à voir été élevée à l’étranger, à Alexandrie) a l’idée de s’installer à Londres où l’environnement créatif semble plus porteur, mais les événements de Mai 68 en décidèrent autrement. Le groupe se retrouve bloqué à Paris où il enregistre son premier Lp, imbibé des souvenirs de la mère patrie. « The Shepherd And The Moon » incarne à merveille cette "melting" pop qui n’oublie rien de ses origines. Tout l’album se révèle d’excellente facture et prépare le terrain à leur magnum opus, « 666 », enregistré à Paris entre 1970 et 1971 et finalement publié en juin 72. Ce double-album concept explore dans une veine plus progressive ce mixe audacieux entre pop et musique traditionnelle. Des morceaux comme « The Lamb » visent la Grèce mais c’est sans doute « Aegian Sea » qui pousse encore plus loin le curseur de l’évasion, tout en conservant une approche très moderne dans la production. Guitare, claviers, voix trafiquées (celle de John Forst) contribuent à créer une musique vibrante et complexe, limpide et inquiétante, parfaite illustration sonore des turpitudes marines de la mer Égée. 

Enfin, venons-en à Mazouni. Né à Blida en 1940, Mohamed Mazouni, musicien auteur-compositeur de son état, émigre en France en 1969. En 83, il décide de rentrer en Algérie afin de poursuivre sa carrière musicale. Entre les deux, il vit une parenthèse artistique féconde. Un exil qui lui vaudra d’avoir, selon ses dires, les pieds en France mais la tête en Algérie, état d’âme qui va lui inspirer ses plus belles chansons. Il y est question du pays, de la politique mais également des amours souvent déçues. Pour enrubanner ses paroles mélancoliques, quoi que de mieux qu’un hybride entre yéyé et musique algérienne, entre guitares électriques et violons du chaâbi (« Dis-moi, c’est pas vrai »). Avec sa voix de miel légèrement accentuée, Mazouni épouse la figure moderne du crooner. Sur les clichés que l’on peut glaner ici et là, il arbore toujours de superbes costumes, le cou noueux et cravatés de soie se confond avec un visage taillé au silex se terminant par une chevelure brune, un peu fifties. Parfois, son regard tendre se cache derrière des lunettes de soleil, comme pour se faire oublier ou faire oublier sa condition d’arabe déraciné, chassé de chez lui par le régime qui corsette alors tout élan de liberté, et donc de créativité, et une France ingrate qui sait profiter de cette main d’œuvre bon marché sans réellement la remercier. Ce sentiment s’exprime au mieux au travers des six minutes extatiques de « Adieu la France », slogan auquel s’ajoute un chaleureux « Bonjour l’Algérie/Quand j’tai quitté/Combien j’tai pleuré/Fini France/Fini l’indifférence/Bientôt je s’rai avec toi, chérie. » Plus globalement, Mazouni serait le carrefour vers lequel se dirigerait tous les artistes précités. Il est la Rome, eux sont les chemins. Lui incarne cette tradition séculaire, mais aussi le charme des mélodies ou mélopées qu’on ne connait guère et dont on voudrait percer le secret. Eux, la modernité pop regardant plus loin, par-delà l’horizon bleu de la Méditerranée, vers l’Orient. Bien évidemment, chez les hippies, l’Orient est un rêve, un amalgame, une réalité indistincte que l’on confond aisément. L’Orient, c’est à la fois le Maroc, l’Algérie (étape cependant moins connue), le Liban, la Turquie jusqu’à l’Afghanistan, l’Inde puis le Népal et enfin la Thaïlande. Ces influences spirituelles et musicales s’incarneront dans la pop mais aussi au travers du San Francisco Sound, dont la ville sera à juste titre qualifiée de Mecque du psychédélisme. Comme si l’Acid-Rock était la traduction moderne de l’Orientalisme des peintres du XIXème siècle. Un cliché, certes mais un cliché valable. Mazouni, lui, a donné une consistance à cette idée, précisément parce que c’était sa culture. Il a juste fait le chemin inverse. Voilà pourquoi il était légitime que nous allions vers lui aujourd’hui. 

Mazouni, Un dandy en exil – France/Algérie – 1969-1983 (Born Bad Records)

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https://www.youtube.com/watch?v=jRETvp7qMig

 

 

 

 

 


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