Al Kooper, full on the hill

par Adehoum Arbane  le 13.09.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

« Nous vivons la fin de ce qui pouvait apparaître comme une abondance et la fin, pour qui en avait, d’une forme d’insouciance ». Sans jeter un froid ou ajouter un commentaire à la litanie des réactions convenues, la fin de l’abondance et de l’insouciance arriva avec les premiers punks qui donnèrent au mot "urgence" sa forme critique définitive, quoiqu’un peu grotesque. Lorsque l’on songe aujourd’hui au délai qui sépare un album d’un autre, cette idée d’urgence a de quoi faire sourire. Si l’on voulait être plus précis, nous dirions qu’en matière de pop, l’abondance fut un crédo, quant à l’insouciance, elle allait se fracasser contre les murs de la maison de Terry Melcher où Sharon Tate et ses amis, connurent une fin atroce. Mais en 1968, il n’en est rien pour le musicien Al Kooper. Celui qui a accompagné Bob Dylan sur « Highway 61 Revisited » (l’orgue qui bouillonne dès les premières mesures de « Like A Rolling Stone », c’est lui) s’apprête à vivre une année faste. 1967 avait déjà été un cru fécond qui le voit enregistrer entre novembre et décembre le premier album de Blood, Sweat & Tears, « Child Is The Father To The Man », chef-d’œuvre de groove et de délicatesse. Mais le meilleur reste à venir, comme souvent avec les artistes sixties. 

Abondance et insouciance, ces mots semblent avoir résonné dans l’esprit de Al Kooper lorsqu’il s’attèle à deux projets musicaux. Notons d’abord ce détail qui revêt une certaine importance. D’abord musicien de studios avec Dylan puis leader d’un groupe puis artiste solo en devenir, Al Kooper donne l’impression d’avoir piqué les clés de la Columbia. C’est peu dire que la Major est sa "maison". Convenons au passage que l’époque semblait plus généreuse avec ses artistes que la nôtre où réserver des sessions d’enregistrement dignes de ce nom ne concerne qu’une petite frange d’artistes bankables, et pas les meilleurs ! Al Kooper dispose donc de moyens conséquents, d’une maison de disque patiente et connue. Il a des idées, du talent, des chansons. Mais pour l’instant, le concept qui l’occupe et qui donnera son nom à l’album qu’il prépare, est la « Super Session ». Un album, deux faces, un groupe constitué pour l’occasion de Barry Goldberg, Harvey Brooks et Eddie Hoh. Un invité de marque : le guitariste Mike Bloomfield. Pour cela, il a booké deux jours de studio. Le premier, le groupe enregistre des instrumentaux blues. Se détachent deux morceaux, la très belle reprise de Curtis Mayfield « Man's Temptation » et le psyché-jazz « His Holy Modal Majesty », inspiré par Coltrane et par le mythique final du second disque du Butterfield Blues Band, « East-West ». Fatigué par les sessions (et sans doute un peu stoned), Bloomfield rentre en Californie et Kooper se retrouve sans soliste pour sa face b. Il convie illico Stephen Stills, alors en rupture de ban avec Buffalo Springfield. Celui-ci accepte. Mais Stills est là comme instrumentiste, non comme songwriter. De toute façon, dans l’esprit de Kooper, les choses sont claires. Quelques compos à lui et un maximum de reprises parmi lesquelles un Dylan, « It Takes a Lot to Laugh, It Takes a Train to Cry ». Entre les mains du groupe, l’interprétation sonne parfaitement, les voix à l’unisson pourraient donner une petite idée de ce que la combinaison Crosby, Stills & Nash produira un an plus tard. Mais c’est sur « Season of the Witch » de Donovan que les musiciens exploitent au mieux les possibilités du studio ainsi que leurs talents conjugués. Voilà une reprise sexy, psyché et gorgée de feelings. C’est d’ailleurs l’une des nombreuses qualités de Al Kooper, l’organiste et le chanteur, cette incarnation soul qui en fait le Steve Winwood américain. « You Don't Love Me » sonne comme L’Experience de Jimi Hendrix, quant à « Harvey's Tune » signée Harvey Brooks, il constitue un final atmosphérique où le jazz n’est jamais loin, rappelant les meilleurs enregistrements de Quincy Jones (« The Quintessence »). 

Columbia est conforté par une douzième position dans les charts américains, succès qui permet à Kooper de poursuivre sous son propre nom ses aventures discographiques, et sans se reposer sur ses lauriers. « I Stand Alone » a tout du Statement Act comme disent les politiques américains. Kooper entre en campagne, donc en studio, dans le courant du mois de mai. L’album sort en février 1969 et compte tenu de son niveau de sophistication, on peut aisément imaginer que Kooper aura profiter des lieux le plus longtemps possible. D’une trame relativement similaire à celle du premier BS&T avec une ouverture symphonique, Kooper poursuit ses obsessions américaines, soit produire un melting pop à la croisée des genres : soul, pop, psychédélisme, country. Comme sur « Child Is The Father To The Man » il reprend une chanson d’Harry Nilsson, « One » venant remplacer « Without Her ». Ce qui ne l’empêche pas d’écrire et de produire ses propres chansons, « I Stand Alone » et le tubesque « Camille » démontrant un talent mélodique certain. Avec « Soft Landing on the Moon », Kooper n’aura pas attendu le 21 juillet 69 pour "marcher" sur la lune ! Il s’agit sans doute de son morceau le plus expérimental, le plus difficile d’accès mais sans doute idéalement placé en fin de face pour ne pas ennuyer l’auditeur. 

On change de face et de ton. « I Can Love a Woman » revient à ses amours soul et dans ces moments-là, on peut dire que Kooper préfigure ce que Todd Rundgren fera, avec son style si particulier, sur « Someting/Anything ? ». Au-delà des qualités évidentes de la chanson, on mesure l’ambition de son jeune auteur, sa volonté d’être un vrai Sinatra pop, de transfigurer les genres, car pour passer de « I Can Love a Woman » à « Blue Moon of Kentucky » et en revenir à « Toe Hold », reprise d’Isaac Hayes et David Porter, il faut du culot et de la vista. Et Kooper confiant d’enchaîner avec le mélancolique et futuriste « Right Now for You » avant de nous achever avec une reprise presque meilleure que l’originale de Jerry Butler, « Hey, Western Union Man », merci aux Blossoms et à leurs chœurs préraphaélites ! L’album se referme sur « Song and Dance for the Unborn, Frightened Child » qui rappelle la fin de « Child Is The Father To The Man ». Sans apparaître comme une bête répétition, « Song and Dance for the Unborn, Frightened Child » donne aux éventuels détracteurs d’Al Kooper la preuve que celui-ci n’est pas ou plus un session man ; l’a-t-il jamais été ? Mais bien un singer-songwriter avec lequel il faudra compter. 

Car bien souvent, on oublie Al Kooper dans la longue liste des grands auteurs de la pop et du rock ; celui-ci excellait dans les deux registres et plus encore. Il continua de la prouver tout au long d’une carrière riche en productions diverses, parfois à l’ombre de ses pairs mais toujours avec la même envie, le même goût du risque, ce désir juvénile de jouer et de donner. Il le dit à mots couverts à travers ces paroles : « And yet I still continue to flow through a world I dont know/I hear the music of my life ». Tant et si bien que Al Kooper peut légitimement apparaître comme le père spirituel de Beck. Rien de moins. Comme quoi l’insouciance, comme quoi l’abondance ! 

Al Kooper, I Stand Alone (Columbia)

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