Paradoxe d’entre les paradoxes, plus l’Homme accomplit des pas de géants sur la route infinie du Progrès, plus il se sédentarise. Alors que nos ancêtres ont parcouru le monde par voies terrestres, à pied, à cheval, puis par les voies maritimes, bravant mille dangers. Même la conquête de l’Espace ne suscite plus autant d’enthousiasme qu’en 1969. Aujourd’hui, nous contentons-nous d’envoyer des sondes, drones et autres robots pour arpenter des planètes inhospitalières, voire inconnues, bien souvent les deux. Cet état physique presque végétatif n’empêche pas notre esprit de voyager, et par tous les moyens que nous avons inventés, notamment les arts. Littérature, cinéma, peinture, il n’est plus aucune limite à notre imagination qui nous interdisent d’être les Marco Polo des temps nouveaux. La musique en est un, inutile de le préciser ; avouez que vous vous attendiez à cette chute ?
La pop s’est donc montrée tout aussi aventureuse, explorant les genres, puisant d’un bout à l’autre du monde ses influences, mélangeant ou additionnant ces sonorités de façon singulière, trouvant dans chaque pays une terre d’élection naturelle. Comme dans une partie de ping-pong où la balle folle passerait de l’Amérique à l’Angleterre, de l’Angleterre à la France, de la France à l’Italie pour ne citer qu’elle car en fait, la musique populaire sut habilement prendre des habits différents dans chaque pays où elle atterrissait. Deux exemples connus de tous, Abba en Suède, Aphrodite’s Child en Grèce, groupes d’autant plus remarquables qu’il furent capables de s’exprimer dans la langue internationale comme dans la leur, arrivant aussi à adapter ses canons aux traditions de leur pays ; surtout pour le cas d’ Aphrodite’s Child. En Italie, les choses furent quelque peu différentes. Certes, de nombreux groupes choisirent, lorsqu’ils connurent un succès hors de leurs frontières, l’anglais pour accomplir leur internationalisation. D’autres, et ils sont légion, conservèrent la langue originelle. C’est là un second voyage pour l’Homme connecté, resté vissé à son fauteuil, l’oreille pourtant attentive à ce qui lui parait étranger.
Lorsqu’on écoute « Tournée », quatrième album de Matia Bazar, formation de Gêne devenue mythique en Italie, on est tout d’abord frappé par l’aspect familier de cette œuvre transalpine. Parce qu’elle décline tous les codes mélodiques de la pop, la musique de Matia Bazar paraît immédiatement séduisante. L’écriture, la production, l’interprétation se conjuguent à l’unisson et malgré l’année tardive, 1979, nous sommes bien dans nos chères années 70 qui ne furent pas que hard, prog ou glam. Le fait que le groupe chante en italien et qu’il alterne au gré des titres voix féminine ou masculine ne refroidit jamais les ardeurs, au contraire. En quelques secondes, on fait fi de ses a priori. Mais le voyage ne s’arrête pas là, aux microsillons. Observez la pochette, invitation néo-kerouaquienne à prendre la route. Étonnant de constater à quel point cette dernière ressemble à s’y méprendre aux pochettes des albums de Scorpions des mêmes années, signées Storm Thorgerson, célèbre graphiste d’Hipgnosis. Le visuel en lui-même résonne avec le titre, tout en sobriété : « Tournée ». Au verso on découvre en vue subjective l’intérieur d’une voiture, un homme au volant et une femme à ses côtés, sans doute Antonella Ruggiero, la chanteuse et principale compositrice. Devant eux, une route droite, bordée de montagnes, paysage alpin baignant dans un couchant orangé comme un Spritz. Au verso du disque, on retrouve ce qu’on pense être la même route, serpentant le long de la Méditerranée. La voiture décadrée suit un camion de tournée musicale au nom du groupe. Il y a des ilots tout de sables vêtus, des palmiers paresseux ; le chemin fut long.
À l’intérieur de cet écrin faussement naturel ? Huit chansons, certaines courtes, d’autres plus longues. La première en fait partie. Elle emprunte au genre progressif tout en le laissant sur le bas-côté de l’autoroute. « Tram » pour « Tramonto » (coucher de soleil), pour « Trama » (terrain), pour « Tramite » (à travers) ? Peut-être tout cela à la fois. Avec l’enchaînement rêvé de « Non È Poi Tanto Male », « Ragazzo In Blue Jeans » et « Per Amare Cosa Vuoi » la face A s’avère une totale réussite. Tout y parfaitement maîtrisé et la qualité des compositions s’impose à l’auditeur curieux. La face B amorce un lent et doux basculement qui était sous-jacent sur les premiers titres. Et permet de dévoiler nos états d’âme. Nous sommes devenus des voyageurs aigris, insatisfaits, las de tout. D’où une certaine mélancolie dont nous usons et abusons et que la pop italienne a fait sienne, et ce depuis toujours. Cet art de la tristesse contenu s’exprime au mieux dans ces chansons, parmi lesquelles « C'è Tutto Un Mondo Intorno », « Oggi Per Te » et le tendre « Come Un Fiore » qui débute comme un Supertramp latin. Car Matia Bazar ne trahit jamais son contrat mélodique, même s’il l’agrémente de lignes de synthés, pour le coup jamais clinquantes, et de guitares en arabesques sinueuses.
Étonnement, « Tournée » se referme sur l’optimiste et presque anglo-saxon « Tutto Bene (All Right) ». Une évidence que de rappeler que tout ceci, la musique, et la pop, sont des choses délicieusement superficielles, légères, sans prétention aucune, règle qui devrait présider à la réalisation de chaque disque. Nous sommes en 79 et après la vague punk, l’explosion du disco, cette qualité-là semble rare.
Matia Bazar, Tournée (Ariston)
https://www.deezer.com/es/album/1027317
Commentaires
Il n'y pas de commentaires