Let It Beat ?

par Adehoum Arbane  le 14.06.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Les clivages ont la vie dure ! Surtout ceux de l’ancien monde. Et on ne parle pas ici de politique mais bien de musique. Là encore, on ne nourrira pas le débat sans fin entre rap et rock, entre années 2020 et 60-70, entre prog et punk, entre Beatles et Stones. Toutes ces controverses ne valent rien en vérité si l’on ne considère pas la question bien plus large de l’océan de différences entre pop et rock. Entre sophistication et sauvagerie. Entre production léchée et captation brute. Entre bonbon de deux minutes trente et longue jam traversée d’électricité. Alors, on en revient à l’opposition Beatles-Stones. Alors que les Beatles des premiers âges, malgré une belle énergie, proposaient déjà des chansons fondamentalement mélodiques, les Stones filaient droit devant avec des hits inflammables. En vérité, les Stones eurent aussi leur période dite « pop » par l’entremise du blueseux Brian Jones. Mais alors les Beatles, rock ou pas ?

Finalement, peu se sont sans doute interrogés dans ce sens de telle sorte qu’on sera sans doute, tous – car la responsabilité est collective – passés à côté de cette réalité, plutôt plaisante par ailleurs. Oui les Beatles étaient capables de sonner rock, ils venaient de là au passage. Il y eut bien sûr les riffs proto-hard de « Helter Skelter », la guitare claptonienne de « While My Guitar Gently Weeps » mais l’album qui nous intéresse ici reste « Let It Be ». Et pour plusieurs raisons. Toutes ont été formidablement mises en image dans le film de Peter Jackson, « The Beatles : Get Back ». Au-delà des moments magiques, que dire mythiques, lorsque Paul soumet à Ringo et George un bout d’idée, quelques notes qui aboutiront sous nos yeux ébahis à un « Get Back » dénudé mais conforme à la version définitive, on découvre les Fab dans leur intimité créatrice. Et cette dernière commence, comme souvent avec les groupes de rock, par des répétitions où les musiciens s’amusent à triturer les standards du blues et du rock’n’roll. C’est cet état d’esprit décontracté qui va constituer les prémices de « Let It Be ». Après des mois et des mois passés en studio à réarranger à l’infini leurs morceaux, les Beatles marquèrent le désir de retrouver leur public sur scène et d’en sortir, si l’on ose dire, un album non pas live (avec un public, quoique la chose fut envisagée) mais un disque enregistré dans les conditions du direct. Ce souhait ne les empêchant pas, comme le montre le documentaire, de multiplier les prises afin de conserver la meilleure. 

On disait ainsi les Beatles essorés, distants les uns des autres, atrabilaires et solitaires or, le film de Jackson prouve le contraire. Et de se dire que « Let It Be » méritait une ultime réécoute à l’aune de ces nouvelles considérations. Du haut de ses trente-cinq minutes – mais enregistré au long cours, de février 1968 à novembre 1970 – ce dernier vaut mieux que sa réputation. Soit le contexte humain dans lequel les fans croient donc qu’il a été gravé, les choix de production de Spector qui, finalement, n’obèrent en rien la qualité de l’ensemble. Car si des chansons aussi iconiques que « Across The Universe », « Let It Be » et « The Long And Winding Road » appartiennent à la catégorie (classique) pop à laquelle les Beatles nous avaient habituée, le reste de la tracklist ne déçoit en rien, au contraire. Si l’on en croit l’introduction à « Two Of Us » où Lennon, bien connu pour la chose, fait le pitre pour le plus grand bonheur de ses amis et des futurs auditeurs, le contrat est clair. Et fut respecté. « Let It Be » jouit d’une spontanéité, d’une fraîcheur qui était devenue rare chez les Beatles tant leur talent de manœuvriers du studio s’était imposé comme une norme. Foin de falbalas, les Fabs jouent leurs nouvelles compositions avec pour seul ornement le piano électrique de Billy Preston, passé par là pour voir si les Beatles y étaient, et qui resta tout du long au point d’être crédité comme un vrai membre du groupe, enfin presque. 

Ainsi, au fil des titres, la confiance aidant, les cinq musiciens apparaissent très à l’aise, croyant à leurs intuitions plutôt que de post-rationnaliser chaque chanson. Le groupe "joue" tout simplement. Sans esbrouffe ni démonstration de force ; ce ne sont pas des virtuoses. Le tandem Lennon/McCartney continue d’alimenter la machine beatlesienne. Mais à la vérité, chacun insuffle une idée, une humeur, toute chose qui sera déclinée dans un futur proche : l’après Beatles. Le grand saut en solo. Lennon a déjà les yeux rivés vers les fifties et ce bon vieux rock’n’roll d’antan comme l’esquisse à sa manière le bancal mais touchant « Dig A Pony » ou « One After 909 ». dont la première seconde renvoie subtilement à « It's So Hard ». McCartney quant à lui songe déjà au mode de vie rural et communautaire, resserré sur la famille, qui constituera la matrice idéale de ses deux premiers albums comme en témoigne « Two of Us ». Ce qui ne l’empêche pas de balancer tout de go un très américain « I've Got A Feeling » traversé par les scintillants claviers de Preston et ponctués de « Oh yeah » plus vrai que nature ! 

Comme à son habitude, Harrison ronge son frein. Mais grand prince, fait valser ce disque avec « I Me Mine », accepté à l’unanimité, et « For You Blue » que le groupe a la bonne idée de placer entre « The Long And Winding Road » et « Get Back ». Bien qu’empruntant au style du blues, « For Your Blue » charme par sa rythmique cahin-caha et son traitement badin, typique d’une vision britannique des choses. Lennon ayant la tête ailleurs et Macca se montrant très professionnel, c’est à ce besogneux de la première heure que revient le privilège des grands tubes éternels, « Let It Be » bien sûr et le final gravé du toit du studio, « Get Back ». Quel morceau ! Les Beatles étaient bien les plus grands, et pas seulement parce qu’ils eurent l’idée d’un concert sur le toit d’un immeuble. Ils pouvaient tout faire ! 

Et c’est la leçon qu’ils nous livrent : même dans la tempête, même après avoir tout inventé, tout écrit et sur le point de faire bande à part, les Beatles sont les grands auteurs de l’aventure rock, dans toute son universalité. Rock pour la dimension lessiveuse à émotions, pour l’énergie et la camaraderie et la cohésion qui font les disques aboutis, enfin au sens littéral du terme : rock, le rocher, cet élément solide dont l’érosion du temps n’arrive pas à bout. La différence avec les Stones ? Les Quatre de Liverpool se seront sans doute arrêtés à temps. Certes, les Stones ont connu moult réincarnations, passant de Brian Jones à Mick Taylor et de Mick Taylor à Ron Wood avec, à chaque fois, des disques incroyables – Black and Blue et Somes Girls pour Ronnie, excusez du peu. « Get Back » pour « Revenir ». Car on revient toujours à « Let It Be » qui, à l’image d’un vieux whisky se bonifie avec l’âge. Rock the Beatles. 

The Beatles, Let it Be (Emi)

let-it-be.jpg

https://tinyurl.com/yx2ke2yw

 

 

 

 


Commentaires

Il n'y pas de commentaires

Envoyez un commentaire


Top