De toutes les institutions de la Monarchie – devenue "républicaine" avec Hugo, encore et toujours Hugo – l’Académie Française est de la loin la plus intimidante. Depuis sa création, hommes et femmes se succèdent, chacun venant s’assoir, rite immuable et solennel, dans le fauteuil laissé vacant par un mort. Et puis ce qualificatif d’immortel, comme un pied de nez à notre nature provisoire. Récemment, c’est l’écrivain François Sureau qui a pris la place de Max Gallo. Comme il est de coutume, son discours d’intronisation rendit un vibrant hommage au prédécesseur disparu. Dans ce texte-épopée souffle une puissance immémoriale. François Sureau est donc maintenant académicien. Académicien, le terme pourrait prêter à sourire pour ces gardiens du temple littéraire. On peut y voir une sorte de beauté figée. Un parfum presque estompé à la manière des bouquets de fleurs séchées. De telles images conviennent parfaitement à Procol Harum qui vient de perdre son immortel, le pianiste, compositeur et chanteur Gary Brooker. Mais en quoi la musique de Procol Harum résonne-t-elle avec le texte de Sureau, avec tous ceux qui ont été prononcés, main sur le cœur, voix chevrotante, par les nouveaux élus ?
Procol Harum est né à Southend-on-Sea, cité balnéaire qui arrive presque à toiser, pardessus l’épaule du Kent, les côtes françaises et Calais d’où viennent les bourgeois sacrifiés. Au début de l’année 1960, le groupe s’appelle encore les Paramounts. Il est composé de Gary Brooker, Robin Trower et de B. J. Wilson. La formation enrichie de musiciens successifs joue et enregistre jusqu’à sa séparation, en 1966. Moment de l’Histoire, celle de la pop en tout cas, où Brooker décide de se concentrer sur l’écriture. Il faut dire qu’avant la révolution de 1967, les groupes se faisaient la main sur les reprises du rock’n’roll et du rhythm’n’blues. Brooker fait équipe avec le parolier Keith Reid et avec l’organiste Matthew Fisher enregistrent le 12 mai « A Whiter Shade of Pale », sans Trower et B.J. Wilson ! Le trio a besoin d’une formation complète pour promouvoir – donc jouer – le morceau et le reste des chansons qu’ils ont déjà en tête. Brooker convie ses deux anciens amis des Paramounts, en plus du bassiste David Knights, déjà engagé au sein de Procol. L’album est mis en boîte fin juin 67 alors que le hit qui n’y figure pas. C’est un vrai carton. Le premier septembre, l’album sort aux USA, et finalement en Angleterre en décembre. Entre temps sort un nouveau single frère de « Whiter », le magistral « Homburg ».
On aurait pu croire que privé de son emblématique single, « Procol Harum » serait un album de remplissage. Il n’en est rien, du moins remplit-il l’espace d’un souvenir indélébile. Et pourtant, ce premier disque est marqué par un classicisme, un académisme tranchant avec l’époque innovante qui l’a vu naître. Brooker reste inamovible au piano. De plus il chante comme un vieux soul singer alors qu’il n’a que vingt-deux ans au moment des faits. Matthew Fisher joue fidèlement de l’Hammond. Pas de mellotron ou de farfisa pour ce musicien qui, dans le clip de « Whiter Shade of Pale », arbore logiquement une robe de bure. Quant à Trower, il se place dans la lignée des guitar heros en digne fan de Hendrix. Procol Harum a choisi de vivre sur les fondamentaux. Du blues il a gardé la mélancolie. C’est là le point central de leur style aux accents si pénétrants. C’est une musique de colonnes et d’échos où chaque chanson est un temple en ruines, dentelé dans un décor de verdure. Édifice musical préservé, il faut le dire, par le jeu de batterie de B.J. Wilson qui semble retenir ses coups. Il roule plutôt qu’il ne plaque ses baguettes sur les fûts donnant ainsi l’impression de stopper le temps lui-même. Au fil des morceaux, les musiciens se promènent dans ce paysage bucolique qui a les manières des peintures écaillées du XVIIIème siècle.
Dans le détail, cela donne un disque à la parfaite symétrie, du moins dans sa version originale, celle où ne figure pas « A Whiter Shade of Pale ». Comme l’indique le verso de la pochette vinyle, toutes les chansons sont écrites par le duo Brooker/Reid, hormis le final à la pompe de « Repent Walpurgis ». Dans la version américaine, les deux faces débutent dans la plus pure tradition pop mais avec cette mélancolie propre aux chansons de Procol Harum. Le tube ultime de l’année 67 a pour charge d’ouvrir la face A, quant à la B, elle démarre avec « A Christmas Camel » dont la teneur biblique est portée par une mélodie puissante et transcendée par un chorus de guitare de Robin Trower dont les interventions millimétrées traversent cependant ce disque tel une comète dans la nuit. Chaque face se termine par un morceau plus long, plus symphonique aussi. Il est à noter que, contrairement au premier Lp des Moody Blues, le classicisme Procolien en 1967 ne s’embarrasse pas d’un orchestre, se suffisant largement à lui-même. « Cerdes (Outside the Gates of) » et « Repent Walpurgis » assurent ainsi parfaitement cette mission. On y retrouve à leur meilleur Trower et Fisher qui, s’ils ne sont pas l’âme de Procol, en sont au moins le corps solide, non dénué d’esprit. Au milieu, c’est un festival de perles pop, merveilleusement écrites et jouées. Comment ne pas succomber au délicieux « She Wandered through the Garden Fence » ? Et de la même manière, on s’abandonnera dans le bluesy mais élégant « Something Following Me ». Symétrie oblige, les avant derniers titres sacrifient au rituel très anglais de la pochade mais il y a chez « Mabel » et « Good Captain Clack » une certaine élégance, une retenue dans la gaudriole qui doit beaucoup aux Kinks. Face B, on appréciera l’efficace et très rock « Kaleidoscope » et le plus nostalgique « Salad Days (Are Here Again) » qui sonnerait presque comme un vieux manège de station balnéaire ou de fête foraine oubliée. Mentionnons aussi car cela est mérité, la qualité des paroles de Keith Reid dont la poésie alambiquée a sans doute surpris pas mal de freaks de l’époque. Mais tel est Procol Harum.
L’année suivante, Procol revient avec « Shine On Brightly » dont l’ambition ne masque pas les grandes chansons : le morceau titre, « Skip Softly (My Moonbeams) », « Rambling On », « Quite Rightly So » qui ouvre le disque et qui sonne parfois comme le Genesis des premiers âges. 1969 et l’année de leur deuxième chef-d’œuvre, « A Salty Dog » – pour vieux loup de mer. « A Salty Dog » fait songer à la figure du Général de Gaulle promenant sa silhouette interminable et fatiguée sur la lande irlandaise, le 18 juin 1969. Au fil des disques, le groupe se fissure. Quelques grandes figures comme Trower ou Fisher cèdent leur place avec élégance, comme les hommes d’un paquebot naufragé. C’est cela l’Angleterre, c’est cela Procol Harum. Ce qui n’empêche pas le groupe de livrer l’immense « Grand Hotel » suivi du très mésestimé « Exotic Birds And Fruit ». La discographie de Procol Harum est à l’image d’un vieux Brandy, prenant du caractère avec les années. Imaginez alors pour « A Whiter Shade of Pale » : cinquante-cinq ans. Et contrairement à l’académicien, personne ne l’a encore détrôné.
Procol Harum, Procol Harum (Regal Zonophone)
https://www.youtube.com/watch?v=2puubv2e0L4
Commentaires
Il n'y pas de commentaires