Un faussaire de psychédélisme

par Adehoum Arbane  le 31.05.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Ceslaw Bojarski. Ce nom ne vous dira rien surtout si vous vous cantonnez à la culture pop. Ce réfugié polonais installé en France pendant la guerre, ingénieur de son état, a été à l’origine de l’une des plus incroyables affaires de faux-monnayage. Inventeur de génie, il parvient à créer des billets que même les caissiers les plus scrutateurs de la Banque de France peinent à différencier des vrais. Bien évidemment et comme dans toutes les affaires de ce type, l’homme tombera par négligence. En effet, à ces débuts et pendant de nombreuses années, Bojarski travaille seul et dans le plus grand secret, alors qu’il est marié et père de famille. Il écoule ses billets par petits lots et à chaque fois dans des commerces différents afin d’éviter que l’on remonte à lui. Car les autorités compétentes et la police ont réussi à identifier ces faux billets mais jamais le principal instigateur. Ils attendent que celui-ci commette une faute, ce qu’il fera en élargissant son affaire à deux associés moins scrupuleux. Cette parenthèse policière n’est que le prétexte à saluer le travail du métier de faussaire qui ne s’est jamais limité à la contrefaçon monétaire. 

Bien sûr, on pensera immédiatement aux contrefaçons artistiques qui pullulent d’autant que l’on redécouvre tous les jours des œuvres inédites, affolant les cotes. Moins connue sont les contrefaçons musicales. Que faut-il entendre par là ? Pour répondre à cette épineuse question, il convient d’aller jeter un œil expert sur les sites de ventes de disques, et notamment de vinyles d’occasion. Marché juteux qui pourrait légitimer les pires stratagèmes. Sur Discogs, pour ne citer que lui, intéressons-nous aux différentes versions d’un disque patiemment répertorié par ses usagers. On trouvera ainsi pour chaque œuvre le pressage original, parfois décliné dans plusieurs pays, mais aussi les « repress » commandés lorsque les chiffres de ventes s’emballaient jusqu’aux rééditions qui font la joie des diggers. Parmi eux, on distingue parfois, le mot est mal choisi et vous le comprendrez vite, des pressages dits « Unknown ». Sont-ce des éditions originales non identifiées parce que possédant un défaut de fabrication – erreur de tracklist, photo ou design mal cadré etc – ou de parfaites copies circulant de façon quasi anonyme pour entretenir le culte que l’on réserve à tel ou tel disque ? Malgré ces infimes bévues, il n’en demeure pas moins que lesdites réalisations relèvent du grand art, jetant ainsi le trouble quant à leurs origines. 

Tel est le cas de l’unique album – dans tous les sens du terme – du combo psychédélique sud californien, Music Emporium, sorti en 1969 sur le label Sentinel qui n’aura distribué que ce quatuor. Bien sûr, la comparaison ne fait aucun doute, l’édition « Unknown » a tout du disque pirate. Le verso de la pochette est mal cadré, il manque à l’intérieur du vinyle gatefold les textes présentant le groupe que l’on trouvait sur le pressage de 69. Pire, la rondelle du disque se distingue par sa typographie et sa couleur de son homologue officielle. En revanche, le mastering, lui, est impeccable même s’il est difficile de le comparer avec l’orignal. Tant est si bien que l’on s’interroge. Alors, copie presque parfaite ou édition ratée et destinée au pilon qu’un ouvrier avisé aura soustrait à son funeste sort ? Une chose est sûre, le prix du disque n’égale pas celui du vrai, encore que, certaines versions atteignent des sommes assez importantes. Qui entretiennent ainsi le doute. On n'aura pas beaucoup avancé. Cette incertitude nourrissant les rêves, on peut passer maintenant à l’écoute. Music Emporium possède une aura dans le milieu des amateurs de rock psyché US, cette réputation pourrait paraître abusive car il n’est pas le seul groupe à proposer une interprétation aussi cohérente du genre. H.P. Lovecraft, Ultimate Spinach, Mad River, The Glass Family dans des incarnations différentes peuvent largement prétendre au titre de meilleur disque psyché. Mais là on parle de l’avis de certains du meilleur disque psyché jamais enregistré (aux États-Unis cela va sans dire). D’une durée relativement courte, le Lp coche toutes les cases soit un orgue acide (farfisa donc), une guitare peu avare de ses effets, des harmonies vocales assurées par un duo femme-homme et des chansons puisant largement dans l’imaginaire mystique et religieux ; rien à voir de ce côté-là avec le rock chrétien qui a sa production et ses héros ! 

Ici la mystique toise l’Orient et le Livre des morts des moines tibétains, le Bardo Thödol. Attention, aucun rapport avec les quelques titres géniaux gravés en 66-67 par The Third Bardo ! « Nam Myo Renge Kyo » ouvre l’album de la plus belle des manières, sur un rythme implacable – merci à la section rythmique féminine, Carolyn Lee à la basse et la Moe Tucker du groupe, Dora Wahl à la batterie. L’orgue de Casey Cosby qui écrit la plupart des chansons (parfois accompagné de l’énigmatique Thom Wade), brille comme un diamant et coupe chacune des chansons tel un katana dans un Kobayashi ! Dave Padwin à la guitare n'est pas en reste qui évite la fuzz pour explorer d’autres effets, comme la wah-wah. Ses interventions, plus parcimonieuses que celles de Cosby, sont toujours placées de façon judicieuse, comme autant d’orages électriques (« Prelude »), éclatant au bon moment ! Celui que l’on attend le moins. Dans l’ensemble, les morceaux privilégient les climats oniriques et planants comme sur « Velvet Sunsets » ou « Catatonic Variations ». Et même sur les traditionnelles ballades (« Gentle Thursday » et « Winds Have Changed » chantées par Carolyn Lee), le groupe fait montre d’un psychédélisme parfois désabusé – nous sommes en 69 – mais toujours captivant. La pièce maîtresse de l’album, « Cage », forte de ses cing minutes au compteur impose l’album comme un petit classique immédiat. La lenteur n’empêchant pas l’intensité, « Cage » se libère de ses barreaux pour nous propulser dans une dimension lysergique. L’album se termine sur le bordélique mais jouissif « Sun Never Shines » composé par Dave Padwin et sur le très cathédralien « Day of Wrath » refermant cet ensemble remarquable qui aurait mérité d’être un peu plus remarqué !!!

Sur l’indispensable ouvrage consacré aux musiques lysergiques nord-américaines, Acid Archives de Patrick Lundborg et Aaron Milenski, Music Emporium y est décrit avec autant de superlatifs amplement mérités. Mieux, les auteurs comparent les différentes versions, notamment au niveau du mastering, et notre version fantôme d’afficher des qualités inespérées pour une pressage inconnu. Et si les Acid Archives le disent, plus rien ne compte ! 

Music Emporium, Music Emporium (Sentinel and others)

sentinel.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=zsU77KQJvs8

 

 

 

 

 


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