Les milléniaux rêvent de renverser la table du vieux système, de tout déconstruire, Histoire, Culture, statues, ordre économique et social, jusqu’aux personnes, rien que cela. Mais force est de constater qu’à la lumière de cette entreprise en vérité impossible, le compte n’y est pas. En effet, en plus d’avoir grandi dans une société prospère qui les a couvée, qui leur a épargnés la guerre, les famines, nos rebelles en culottes courtes ont bien triste mine. Ils et elles sont bien souvent mal habillés, ils et elles écoutent une musique médiocre, ils et elles produisent des contenus ineptes sur leurs réseaux, ils et elles parlent l’inclusif à toutes les sauces ; et surtout, ils et elles ne prennent plus le temps de lire, la littérature classique s’entend. On sait les ravages que cette réalité peut produire sur la pensée. Alors, nos milléniaux sont-ils pour autant perdus ?
Pas vraiment, enfin pas s’ils acceptent de lire ces lignes. Qu’ils méditent cet exemple édifiant. Celui d’un groupe de rock de Long Island, dans l’état de New-York. En cette année 66 qui voit la pop traversée par un coup de Revolver fatal, mais au bon sens du terme, les cousins Muglia, Arthur à l’orgue et Victor à la basse, décident de prendre leur destin en main. Ce sont encore des adolescents que l’on définirait volontiers comme boutonneux, mais à cette époque, un adolescent est déjà un homme. Pire, ils se présentent comme les Bohemians, le nom de leur combo. À la guitare lead Richard Martinez, à la rythmique Randy Pollock et derrière les fûts, Richie Sorrento. Comme beaucoup de groupes nés à cette époque bénie, les Bohemians pratiquent un ersatz de blues rock basique mais bruyant. Ils enregistrent démos et singles la même année, dans un studio de Long Island, le tout gravé sur un acetate. Parmi ces brouillons prometteurs, on trouve déjà « All Kinds Of Highs ». 1967, l’année phare du psychédélisme, le groupe grave un titre matriciel pour United Artists, le fulminant « Enough! » – avec le point d’exclamation, s’il vous plait – et se retrouvent ainsi sous le feu des projecteurs. Bob Shad, le patron du label Mainstream – ne surtout pas se fier à la signification du terme – les repère et les signe. C’est à ce moment que Arthur Muglia devient Brian Cooke, que Pollock passe à la guitare rythmique, que Chuck Monica et ses baguettes font leur entrée, Nick Manzi prenant le poste stratégique de la guitare solo. Surtout, c’est à cet instant précis que les Bohemians se muent en Bohemian Vendetta, sans « s » et sans le « The » des formations classiques du blues rock anglo-américain. En 1968, deuxième année phare du psychédélisme qui a vu tant de chefs-d’œuvre naître, Bohemian Vendetta entre en studio.
Loin de la désolation arctique qui règne sur bon nombre de productions actuelles, du rock indé au rap, « Bohemian Vendetta », l’album, tranche ! Quelle violence impitoyable que ce disque unique, dans tous les sens du terme. Vous objecterez, milléniaux réfractaires et pleurnichards, que la bienveillance étant votre boussole, « Bohemian Vendetta » et ses promesses belliqueuses ne s’adressent pas à vous. Vous vous trompez cependant. Pour une raison que l’écrivain Patrick Lundborg évoque dans son livre somme, « The Acid Archives » : dans la notule dédiée à Bohemian Vendetta, il définit leur musique, et il ne faut pas pour une fois traduire la formule pour en apprécier tout le sel, comme du « teen-garage psych ». Si l’on passe sur les singles précités et sur l’absence, regrettable, de l’immense « Charity Killjoy » dans le LP, les dix morceaux valident l’analyse visionnaire de Lundborg. Certes, nous entrons là dans les ténèbres de l’interprétation, mais l’idée d’un rock tout à la fois juvénile, hargneux et désespéré convient parfaitement bien à l’ambiance générale qui se dégage des deux faces. Et mêmes les reprises (le bordélique « (I Can't Get No) Satisfaction » et le ténébreux « The House Of The Rising Sun ») n’échappent pas à la Vendetta Bohémienne. Concernant le matériau original, on est entre chien et loup. « Riddles & Fairytails » qui ouvre l’album aurait pu présager d’un titre joyeux, fantasmagorique, or son traitement minimal au son rabougri, aigrelet met très vite mal à l’aise quand bien même sa mélodie en fait un single idéal. « (She Always Gives Me) Pleasure » retourne aux sources du blues mais son côté Rolling Underground ou Velvet Stones – au choix – récidive dans la bizarrerie. Ces ados-là connaissent tout du vice, sexe, drogues et rock’n’roll. Passé « (I Can't Get No) Satisfaction », vient « Paradox City » démarrant sur une descente d’orgue fracturée, trémolo acide et malsain qui présage d’une visite peu orthodoxe dans une citée franchement inhospitalière. Malgré la durée relativement courte de ces titres, d’où le côté « copie brouillonne d’étudiant noceur », l’impression demeure forte et chaque chanson agit comme un trip en condensé.
La face B reprend, mais Bohemian Vendetta fait une pause bienvenue avec le presque dansant, et donc rassurant, « Love Can Make Your Mind Go Wild ». « The House Of The Rising Sun » est sans doute la relecture la plus en phase avec le son du groupe. D’abord parce que le chef-d’œuvre des Animals porte en lui, tout comme « Heart Full Of Soul » des Yardbirds, les graines du psychédélisme. Ensuite, parce que la chanson par son immense mélancolie ne pouvait que satisfaire nos cinq musiciens ombrageux. Si « Images (Shadow In The Night) » rompt cette forme d’austérité par son rythme plus frénétique, malgré la froideur des paroles (« Lost in a mirror of mystery/Silently/Searchin reflections of fantasy, isn’t me ?/ Or images ?/Shadow In The Night/Images !/Search the piercing light »), le groupe renoue avec le sépulcral sur « Deaf, Dumb, & Blind ». Tels des moines, en vérité défroqués, nos bohémiens nous guident dans les méandres de leur psyché – ! – et si ce n’était leurs voix, nous jurerions qu’ils ont au moins cent ans. Le disque se termine sur un préambule des plus étranges pour se poursuivre en pure chanson pop, à la Vanilla Fudge – les chœurs –, tout en conservant cette approche artisanale les rattachant au genre teen-garage.
En guise d’unique témoignage, en plus d’un artwork flashant résumant visuellement toutes les chansons, le groupe apparaît au verso de la pochette, conforme à la charte Mainstream, en mauvais garçons new-yorkais. Détail pas si anodin si l’on s’en réfère à l’image sulfureuse de la Grosse Pomme et au fait que la ville ne fut jamais l’une des Babel du psychédélisme US, au contraire de San Francisco, Los Angeles et Boston. Pour toutes ces raisons et bien d’autres, Bohemian Vendetta se doit d’être redécouvert, et qui plus est par une jeunesse en mal de figures authentiquement iconiques. Oubliez provisoirement les migrants, vous avez désormais vos Bohémiens !
Bohemian Vendetta, Bohemian Vendetta (Mainstream Records)
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