La musique Folk paraît enkystée dans la tradition, or il n’en est rien. Elle fut même le véhicule de nombreuses révolutions avec ses courants multiples, ses interprètes audacieux. Ce que l’on imagine moins, c’est qu’elle fut aussi un creuset, pas tant pour l’égalité, mais pour l’émancipation avec ses grandes figures, et dieu sait que l’emploi de ce mot de genre féminin n’est pas anodin. Tout dans le parcours d’Odetta Felious, née Odetta Holmes, prouve qu’elle ne fut jamais la femme invisible qu’aurait pu imaginer H.G. Wells s’il avait rencontré, grâce à sa machine à remonter le temps, quelque ambassadrice du néo-féminisme américain. Pour rester dans les considérations communautaires, mais afin de mieux en sortir, disons qu’Odetta était une femme noire, grande et grosse. Toutes choses qui la firent douter à un moment de son destin musical mais nous allons y revenir.
Odetta Holmes est née le 31 décembre 1930 dans l’Alabama et pour briser les préjugés les plus tenaces, commençons par rappeler ce sinistre coup du sort : son père décède rapidement. Elle est donc élevée par une mère célibataire. Sans pour autant se laisser abattre, mère et fille quittent l’Alabama pour Los Angeles. Là-bas, la première se remet en couple, offrant ainsi à la deuxième l’altérité qui lui manquait tant. À l’école, la petite Odetta impressionne par sa voix qui semble prometteuse au point que son professeur recommande à sa mère de l’inscrire dans un cours de chant. Ce qu’elle fera. Odetta étudiera la musique au Los Angeles City College. En 1944, elle intègre une compagnie de marionnettistes. Cinq ans plus tard, elle rejoint le casting de la comédie musicale, « Finian’s Rainbow ». Alors que la tournée passe par San Francisco, Odetta est séduite par l’esprit de bohème qui souffle alors sur la ville et dans les clubs de Folk. La jeune artiste a trouvé sa vocation. La suite fait partie de la légende. Odetta se fait un nom en se produisant dans des clubs tels que le Tin Angel où elle se fait remarquer par la qualité et l’intensité de ses prestations, d’autant qu’elle chante et joue elle-même de la guitare. Elle signe chez Fantasy Records, label spécialisé dans le jazz, puis enchaîne les noms prestigieux : Vangard, RCA Victor, Riverside, Verve Forecast, Polydor… Elle influencera Dylan en personne et Martin Luther King la qualifiera de « Queen of American Folk Music », rien que cela. Fort logiquement, elle ajoutera à son curriculum de musicienne le titre prisé de défenseuse des droits civiques.
L’un de ses enregistrements les plus notables, celui que l’on retient parce que figurant dans les ouvrages rétrospectifs, demeure « My Eyes Have Seen », sorti en juillet 1959. Premier album pour Vanguard, il comporte treize chansons pour quarante et une minutes ce qui en fait un album pour le coup roboratif. Avant d’entrer plus en avant dans les titres, précisons que l’art d’Odetta se situe entre la Folk et le Gospel, la voix puissante de l’artiste comptant pour beaucoup. « Poor Little Jesus » et « Motherless Children » en font la démonstration dont le thème la rattache à cette tradition centenaire. En fait, la force de la musique d’Odetta se situe au confluent des deux genres cités et du blues (« Bald Headed Women »). Mais les chansons ne se contentent pas de passer d’une forme à l’autre. L’interprétation, syncrétique à souhait, génère un nirvana créatif dont rêvait pas mal de musiciens de l’époque. Mais c’est sur « I Know Where I'm Going » qu’Odetta nous attendrit le plus, réalisant avec dix ans d’avance ce que feront tous les groupes de Folk anglais. Le climax de cette première face s’exprimant avec la relecture du traditionnel « The Foggy Dew », d’une intensité rarement atteinte, et celle de « I've Been Driving On Bald Mountain / Water Boy ». Comme dans tout bon disque de Folk, l’artiste n’est pas nécessairement le SSW mais il se doit de s’approprier le matériau initial pour le porter plus haut, plus loin. Car la musique Folk est affaire de récit. Chez Odetta, la voix, la façon dont elle se pose, dont elle scande les mots mais aussi le jeu de guitare, tout ceci concourt à la réussite de l’ensemble.
Sur la face B, Odetta semble ressentir l’urgence comme dans le rock, mais sans jamais délaisser le savoir-faire épique dont elle a hérité. En témoignent le caracolant « Ox-Driver Song ». La reprise de « Down On Me » revient à une structure plus classique, entre ballade et blues. Mais c’est « Saro Jane » qui catalyse les émotions les plus diverses, entre air guilleret et le sentiment de vivre un drame. « Three Pigs » est la concession politique avec une forme d’humour qui ne rompt pas le charme de l’album mais donne au contraire à Odetta une corde de plus à son arc. « No More Cane On The Brazos » s’ébroue dans une chaleur accablante, du moins revisitée en mots et en notes. Le Brazos, pour Rio Brazos de Dios, littéralement « les bras de Dieu », est un fleuve s’écoulant sur 1300km à travers l’état du Texas. Il est alors le lieu mythique et idéal pour toutes les sales histoires, de celles qu’on aime raconter ou chanter, c’est selon. Après un alerte « Jumpin' Judy », Odetta entonne le cœur gros « Battle Hymn Of The Republic » avec une solennité qui confine au sublime. À l’entendre, on mesure l’importance de l’instant. Point final mémorable d’un album qui l’est tout autant.
Jusqu’à sa mort, le 2 décembre 2008, Odetta est restée une icône, une femme et une artiste respectée. Honorée de différents prix et décorée par le président Clinton lui-même, Odetta continue d’inspirer de nombreuses musiciennes, faisant la preuve que l’on peut réussir et s’accomplir par le travail, l’œuvre cent fois revisitée, ouvragée, réinventée. Et sans se plaindre, sans verser de larmes inutiles si ce n’est à travers la simple émotion d’une chanson.
Odetta, My Eyes Have Seen (Vanguard)
https://www.deezer.com/fr/album/259042122
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