Esprit es-tu là ?

par Adehoum Arbane  le 01.03.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Les sixties agonisantes. Voilà le tableau qui est planté en cette fin de décennie. Tout n’est alors que luxure, napalm et électricité. Cette dernière n’est pas seulement dans les amplis mais dans l’air. Les derniers mois de 69 roulent déjà de gros nuages gris. La guerre est encore et toujours là, les grandes figures sont tombées comme des mouches, très vite suivies par Captain America et Willy, les deux motards libertaires de Easy Rider. Violence et folie grondent. Comme un sentiment de confusion, une impression de chaos. D’ordinaire on parlerait d’esprit fin de siècle, de décadence, souvent morale, mais ceci serait sans doute une paresse du jugement. Du côté de la pop culture en général et de la musique pop en particulier, disons plus pragmatiquement que le nouveau rock a imposé une forme d’accélération, comme si les années 66-69 avaient condensé de multiples révolutions jadis centenaires, à raison d’une à chaque fois. Aux États-Unis et en Californie, ce fut un véritable chamboule-tout, une lessiveuse de tendances. Ce trop-plein de libertés aura quelque peu épuisé les esprits. 

Esprit, parlons-en. Spirit s’avère une formation quelque peu hors-norme dans le paysage rock local. Elle est composée de cinq musiciens, jusqu’ici rien de bien étonnant. Trois d’entre eux – le bassiste Mark Andes, le chanteur Jay Ferguson et le guitariste Randy California (le plus jeune) – ont vingt ans voire moins. L’organiste John Locke va sur ses vingt-quatre ans quand le groupe se forme en 67. Quant au batteur, Ed Cassidy, il a quarante-quatre ans ! Un vieux ! Pire, c’est le beau-père du petit Randy. En revanche et c’est une chance pour ce dernier, Cassidy a joué avec la crème du jazz : Rolland Kirk, Art Pepper, Cannonball Adderley, Lee Konitz et Gerry Mulligan. C’est donc un technicien chevronné. Autre particularité qui semble déclasser Spirit, leur arrivée tardive sur le marché du disque par rapport à leurs concurrents. Enregistré entre l’été et l’automne 67, leur premier Lp, « Spirit », sort sur Ode le 22 janvier 1968. Le succès commercial est au rendez-vous, chose rare compte tenu des qualités du disque, par qualité il faut comprendre diversité des styles, entre psychédélisme, pop et jazz. D’une délicatesse fort peu commune, ces onze chansons ne découragent pas auditeurs et auditrices, au contraire. Tant et si bien qu’un deuxième disque est rapidement mis en boîte qui verra le jour en décembre de la même année. Malgré son hit « I’ve Got A Line On You », « The Family That Plays Together » déconcerte alors qu’il franchit une étape dans la créativité, les morceaux liés entre eux créant une ambiance particulière, l’impression d’être face à une œuvre. Une fois n’est pas coutume et comme sur le premier album, Jay Ferguson s’impose comme le principal songwriter, même si Randy California n’est pas en reste, Locke se cantonnant aux instrumentaux jazzy. 

1969. Le groupe doit livrer un dernier enregistrement pour son label. L’intense créativité des précédents semble les laisser sur le carreau de la baraqua. Il n’en est rien. Malgré son patronyme, « Clear » est un disque dans l’air du temps, insaisissable. Observons la pochette. Le mot « Clear » est apposé sur un montage photographique du groupe sur fond noir. Clair-obscur pour commencer donc. Le grand spécialiste des sixties californiennes et évanescentes, Sohrab Sahabi, est de ceux qui ont le mieux perçu le charme trouble de ce disque qui se hume et se résume parfaitement dans le choix hétéroclite des titres. Revenons un moment au contexte, celui de la fin de contrat. Comme il faut aller vite, il est décidé que chacun proposera un ou plusieurs titres. Si Jay Ferguson conserve une certaine mainmise – il écrit quatre chansons, « Ground Hog », « Cold Wind », « Policeman's Ball » et le single « I'm Truckin' » –, il cède du terrain à Randy California avec qui il cosigne « Dark Eyed Woman » et « Clear ». California de son côté apporte « So Little Time To Fly », composé avec Locke, et « Give A Life, Take A Life », curieusement écrit avec Lou Adler. Locke signe les instrumentaux « Ice » et « Caught » et le groupe compose « Apple Orchard » et « New Dope In Town ». Ça c’est pour les comptes ! 

Et musicalement ? Cette ouverture donne à « Clear » son côté fourre-tout débraillé et brouillon alors qu’au fond, et comme l’a bien souvent écrit Sohrab Sahabi, il exhale un parfum d’arrière-saison mélancolique. « Dark Eyed Woman » démarre d’ailleurs sur cette impression subtile mais éphémère et d’autant plus que le morceau migre bien vite vers un rock plus viril, détail surprenant chez Spirit tant le groupe demeure un maître-étalon de la suavité et de l’ineffabilité. « Apple Orchard » poursuit dans cette veine et présente une formation très soudée, soniquement parlant. « So Little Time To Fly » dévie un peu de cet axiome par son tropisme pop, sa simplicité enfantine qui imprime les mémoires de sa sagacité mélodique. Nous en arrivons au trio de la face signé Ferguson, à commencer par « Ground Hog » assez rock, prémices aux seventies braillardes. « Cold Wind » est la première incursion dans cette forme d’obsolescence sentimentale qui reste la marque de l’album. Vent froid tout comme le « Clear » sur fond noir est une très belle métaphore des temps qui vont, viennent, passent, avec leurs lots de déconvenues et de petits bonheurs à prendre. « Policeman's Ball » semble bien résonner avec « So Little Time To Fly », par sa gouaille pop. Face b, et c’est là que le disque bascule un peu plus dans ce doux abîme. « Ice » l’ouvre et de quelle manière ! On dirait une relecture du « Concierto de Aranjuez » de Miles Davis ! C’est sans doute la plus belle composition de John Locke, surpassant largement Elijah. Cette « Glace » sonne pourtant comme un sirocco venu du désert, une brise terrienne et marine à la fois, tiède comme une volute de thé, l’acide chez les hippies du coin. Comme si nous n’étions pas assez troublés, Spirit nous envoie, que dis-je, nous souffle littéralement « Give A Life, Take A Life », sans doute la plus belle chanson de l’album, aussi fragile qu’un rêve et du niveau des meilleures chansons des Mamas & Papas. « I'm Truckin' » vient briser un moment cette sensation d’engourdissement heureux, comme une petite mort, puis on repart dans l’éther avec le très beau « Clear » qui a des allures de Morricone désabusé, de Leone sur sa fin quand il achevait sa trilogie du Dollar ou qu’il commençait celle de son Amérique fantasmée. Pas besoin de paroles pour jeter un sort. « Caught » débute comme un vieux standard de saloon ou de bar à striptease, on ne sait plus trop, puisque rapidement celui-ci s’échappe dans les artères de New York tel un taxi filant d’un club de jazz. Après ces agapes qui ne disent pas leur nom, Spirit assène collectivement un très explicite « New Dope In Town » bluesy et moite, aussi facile qu’une jeune fille et tout à la fois distant comme une femme à qui on ne la fait plus. C’est intelligemment écrit, fait et exécuté, comme du Spirit me direz-vous mais il fallait insister lourdement face à tant de légèretés graciles. 

1970. Spirit passe de Ode à Epic, comme une dernière métaphore musicale. D’avril à octobre, les musiciens enregistrent leurs douze nouveaux morceaux. Le tout sortira à la fin de l’année sous le titre tonitruant de « Twelve Dreams Of Doctor Sardonicus ». Réussite supplémentaire à mettre à l’actif du groupe. Après, California partira se la jouer solo, le groupe livrera un disque sans son guitariste mais l’essentiel n’est plus là. Il est dans cette poignée d’années si prolifiques, comme un sursaut de vie, un chant d’espérance avant la mort… des Sixties, rassurez-vous ! 

Spirit, Clear (Ode)

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https://www.youtube.com/watch?v=twn1uLIL7h0

 

 

 

 

 

 

 


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