Swinging London. L’expression, devenue mythique, a désormais valeur de slogan. De promesse. Entre 1966 et 1968, Londres connait un regain de vitalité, c’est un euphémisme. En cette moitié des sixties, la société anglaise est en pleine effervescence ! Mode et musique sont les porte-drapeaux de cette révolution pop, colorée, hédoniste et insouciante. Des nouveaux noms s’imposent : les Beatles et les Stones en première division, suivis par les Kinks, les Who, les Pretty Things, Small Faces et bien d’autres. Même si la conjoncture économique fait grise mine, avec son lot de dévaluations, la renaissance culturelle s’appuie sur le dynamisme de la jeunesse et la confiance de la nation. Soho et Carnaby Street sont les épicentres de la révolution pop. Le mouvement filera tel une Jaguar Type-E pour s’étioler ensuite à l’horizon 73.
1973, justement. Ou l’année 1972. Acte de naissance de Hatfield & The North, quelques mois avant le premier choc pétrolier et cinq avant l’avènement du punk. Autant dire que la toile de fond n’est guère enthousiasmante. Ultime incarnation de l’école dite de Canterbury, Hatfield va ouvrir dans ce gris conjoncturel une courte parenthèse de rose. Car les groupes issus de cette charmante ville du Kent n’en sont pas à leur galop d’essai. Soft Machine et Caravan ont ouvert officiellement le bal en 1968 alors que leurs musiciens s’étaient déjà mélangés au sein des Wilde Flowers. Hatfield sera le premier super groupe canterburien, concept ne datant pas d’hier (Cream, Blind Faith etc). Il réunit des anciens de Caravan (Richard Sinclair), de Gong (Pip Pyle), de Matching Mole (Phil Miller) et de Egg, les moins connus (Dave Stewart). En deux albums ils vont incarner ce que l’on pourrait aisément appeler le Swinging Canterbury, une musique progressive, certes, mais toujours emprunte de pop, légère, mélodieuse et charmeuse, nantie d’une dose d’humour et de dérision comme seuls savent le faire les Anglais.
On se moque souvent des pochettes de Caravan, pour ne citer qu’eux, mais certaines comme « If I Could Do It All Over Again, I'd Do It All Over You » ou « In The Land Of The grey And Pink » sont révélatrices des contenus qu’elles renferment : des ritournelles facilement mémorisables, enchainées les unes aux autres – progressif oblige –, aux accents bucoliques et mélancoliques. On retrouve un peu de cela dans « Hatfield and The North » (1973) et « The Rotter’s Club » (1975). L’enthousiasme en plus, le sérieux en moins. Même quand certains morceaux s’étendent dans la durée, le groupe choisit toujours de les interrompre pour mieux les relancer (« Shaving Is Boring ») dans un registre joyeux et décontracté, pop en somme. Comme si l’objectif était de ne jamais ennuyé l’auditeur, d’éviter les longs bâillements expérimentaux auxquels s’adonnent souvent, par facilité, les formations prog contemporaines. Les deux albums sont bouillonnants d’inventivité, les invités nombreux comme Wyatt sur le doucereux « Calyx ». Le triumvirat « Aigrette/ Rifferama/ Fol De Rol » est exemplaire de cet état d’esprit qui guide alors nos musiciens. Idem pour « Licks For The Ladies/ Bossa Nochance/ Big Jobs No.2 (by Poo And The Wee Wees) » préparant le terrain à la mini-suite en deux courts morceaux « Lobster In Cleavage Probe/ Gigantic Land Crabs In Earth Takeover Bid ». Et même quand un morceau comme « Son Of "There's No Place Like Homerton" » affiche dix minutes au compteur, jamais il ne lasse. La délicatesse des claviers, la beauté des chœurs des Northettes (sans doute en hommage aux Ronettes) lui donne une agilité de gazelle.
L’album suivant débute sur le drôle « Share It », sorte de mise en abyme de la parfaite chanson pop d’ouverture d’album :
« Tadpoles keep screaming in my ear:
"Hey there! Rotter's Club!
Explain the meaning of this song and share it!"
There's no way of understanding what's been going on
I lost track yesterday
Now I found out that it's generosity that turns me on
So let's keep it that way
Help yourself to me, I'll help myself to you
And all your friends – we can spread it around
So if you can spare it then come on and share it
Let's get on with it cause we're wasting our time
Please do not take it seriously really, what a joke!
The only thing that matters is to share it. »
Une série de pièces musicales brèves nous mènent droit à « The Yes No Interlude ». Morceau miroir du précédent qui était, rappelons-le, entièrement instrumental, « Fetter Stoke Has A Bath » joue la carte de la pop song heureuse, s’ébrouant dans ses soli sans jamais sonner comme un exercice de style. Cette chanson a été éditée en single, version plus naturelle et donc plus touchante. Là aussi, on admirera les acrobaties vocales de Richard Sinclair. Hatfield avait tout, la virtuosité et l’émotion ! La face A s’achève sur le sublime et simplissime « Didn't Matter Anyway » avec un chorus de flûte signé par l’indispensable Brother Jim (Jimmy Hastings, frère du leader de Caravan, Pye Hastings) Là encore, l’humour transparaît sous la mélancolie apparente :
« It didn't matter anyway
We'll meet again some other day
Till then keep well
You'll be in my dreams
Goodnight, goodbye, bye for now...
The time has come to leave you
Please don't feel alone
For now that we've met
There'll be a way to reach you and say
"Never mind..."
It didn't matter anyway
We'll meet again some other day
Till then keep well
You'll be in my dreams
Goodnight, goodbye, bye for now... »
La face B démarre dans la joie avec le court instrumental jazzy, « Underdub » juste avant la pièce maîtresse, acte final du groupe, « Mumphs », long de 20 minutes mais à l’apesanteur parfaite. Le groupe se dissout pour renaître sans Richard Sinclair sous le patronyme peu amène de National Health, manière de sonner plus en harmonie avec la fin de décennie morne d’un point de vue social. Deux albums seront gravés alors que la vague punk déferle et quels albums ! Plus prog, ils conservent cependant cette douceur angélique, notamment grâce à Amanda Parsons, seule rescapée des Northlettes. Sur le premier on retiendra le final angélique de « Tenemos Roads », sur le deuxième, « Of Queues And Cures », on fondra telle une glace devant la beauté jubilatoire de « Binoculars », composition du regretté batteur Pip Pyle, pièce transfigurée par un solo de flûte de Jimmy Hastings, virevoltant comme des putti sur une fresque de palais.
En guise d’épilogue, évoquons un autre album bien plus tardif de ce Swinging Canterbury, « Blind Dog At St. Dunstans », septième effort de Caravan. Toisant parfois vers le funk, voire la musique disco (« Can You Hear Me ? »), cet album, s’il n’est pas essentiel, vaut d’être réécouté. Et donc réévalué. Pour son énergie juvénile – la voix d’eau de source de Pye Hastings – et ses refrains séduisants. Chose rare pour être notée, le disque s’ouvre et se referme sur deux hymnes : l’enjoué « Here Am I » et le final tendre de « All The Way » dont le refrain, très « lighter ballad », est joué ad lib. Entre les deux, ça fuse de mélodies entrainantes comme sur « A Very Smelly, Grubby Little Oik » qui cache en fait, et fort habilement, l’unique suite prog de l’album (12’24’’ au compteur). Parmi les bons – pas grands – moments, citons le pop funky « Chiefs And Indians » composé et chanté par le bassiste Mike Wedgwood et l’étonnant « Jack And Jill », avec son intro à la basse préfigurant presque les 80s. « All The Way » qui débute comme un morceau d’Anthony Philips (premier guitariste de Genesis) période « Sides », trouve des accents fédérateurs, comme pour signifier que le Swinging Canterbury doit prendre fin (le sifflement joyeux des dernière secondes). L’insouciance est un sentiment passager. Mais il peut ressurgir à tout moment. Grâce à l’immense Discothèque Pop, héritage dont nous devons être à jamais fiers.
Hatfield & The North, Hatfield & The North (1974), The Rotter's Club (1975)
Caravan, Blind Dog At St. Dunstans (1976)
https://www.youtube.com/watch?v=v-7QWa4wIn0