Kensington Market, marché parallèle

par Adehoum Arbane  le 05.10.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

L’Histoire des Hommes au prisme du Progrès, a fait émerger deux catégories : les initiateurs et les suiveurs. Il ne s’agit pas de les hiérarchiser ou de témoigner d’un quelconque mépris à l’égard de l’une ou de l’autre. Juste un fait, rien de plus. Et l’égalité des chances n’y change rien. Il y a bien ceux qui ont su la saisir en profitant d’un moment, d’une opportunité. Cette considération peut être bien évidemment calqué sur le monde de la pop, toutes époques confondues. En gros, il y eu les Beatles puis tous les autres. Allons, pour éviter tout pugilat verbal, ajoutons à cette liste Dylan qui enrichit son folk, électrifié ou non, d’une touche littéraire et romantique, Hendrix qui fut un innovateur sonore loin de la mêlée. Il y en a d’autres. Bien évidemment. Et on ne parle ici que des Anglais et des Américains. 

Neil Young et Joni Mitchell mis à part, le Canada pencherait plutôt dans le clan des suiveurs, des clones pop. Ceci n’est pas une insulte, car on y trouve de bons faiseurs. Mais pas que. Et pourtant, en cherchant plus loin, en fouillant – enfin pas tant que cela puisque Warner les signe – on tombe sur un groupe de « défricheurs », Kensington Market. Seulement deux albums au compteur, pas de révolution notable, d’inventions faisant de l’ombre, voire balayant d’une implacable main le Système, l’aristocratie pop. Le groupe se forme à Toronto sous l’impulsion du célèbre manager Bernie Finkelstein (les Paupers, c’est lui !) et autour du guitariste Keith McKie – né en Angleterre, le détail compte – et du guitariste et pianiste Gene Martynec. Ils empruntent alors leur nom à un quartier de la ville. Alex Darou à la basse, Jimmy Watson, derrière les fûts, et Luke Gibson à la guitare les rejoignent vite. Ils quittent provisoirement Toronto pour New York où ils entrent en studio. Sorti en 1968, Avenue Road est un très bel album gravé dans le marbre du classicisme pop avec ses mélodies évidentes, sa production chatoyante et déjà, on sent poindre un esprit qui demeure, au fond, la marque de fabrique du groupe. Une musicalité éthérée, jamais vraiment psychédélique, mais suffisamment prégnante pour s’imposer. D’un ensemble de grande qualité se détachent cependant Phoebe, Aunt Violet's Knee, Looking Glass, Beatrice, comptant parmi les morceaux les plus rêveurs. Parfaitement maîtres de leur création, les musiciens sont pourtant accompagnés par le producteur musicien et compositeur Felix Pappalardi à qui l’on doit les chansons les plus bariolées de Cream. S’en suit une tournée américaine inspirée par leur mécène. 

L’année suivante, fort d’un premier succès d’estime, modeste mais réel, The Market comme on les appelle déjà, retrouve les chemins du studio, toujours accompagné de Pappalardi. Sur l’étrangement nommé Aardvark, le claviériste John Mills-Cockell complète le dispositif. Et cela s’entend. L’album apparait plus cohérent, plus homogène, les titres s’enchaînant avec fluidité. L’accent porté sur le son de la guitare dès l’entame du disque indique, non pas un changement de cap, mais une plus grande maturité. Help Me pourrait figurer sans problème sur un album d’un groupe indé des 90s. Le reste est à l’avenant. Avec ses claviers scintillants et son romantisme suranné, If It Is Love rappelle Avenue Road malgré un son plus compact, moins féérique. Il se dégage de cette première face, dans ses premières minutes, une atmosphère plus intimiste que sur le précédent long. Impression se confirmant sur I Know You. The Thinker sonne plus rock mais l’écriture, le sens de la mélodie ne vient pas rompre la magie sobre de ces débuts. Surtout, il prépare habilement le terrain à Half Closed Eyes, sommet émotionnel de la face A. Remarquable de bout en bout, d’une rare perfection, Half Closed Eyes synthétise les ambitions de Kensington Market, avec ses claviers irréels, ses paroles mystérieuses – McKie parle-t-il d’un oisillon dans son nid ou d’un petit d’homme ? –, son apparente simplicité – une balade. Said I Could Be Happy renoue avec les charmes de la pop song guillerette. Ciao est un joli prélude tout en montée au grand final Ow-ing Man qui voit nos musiciens faire du Robert Wyatt en solo avant Wyatt. Impression confirmée dès les premières mesures de Side I Am qui ouvre la deuxième face. 

Face B, justement. Side I Am, on en parlait. Trois minutes et dix-neuf secondes, il n’en faut pas plus pour explorer en une chanson des directions musicales radicalement différentes, jouant des claviers quand ces derniers ne se donnent pas des airs d’accordéon de foire. Sur Think About The Times, le travail des claviers, avec leurs textures savamment assemblées, s’avère remarquable. Le dynamique Have You Come To See est le premier chapitre d’un final grandiose, faisant place au délicat Cartoon où les claviers donnent une fois de plus le meilleur d’eux-mêmes. Vignettes sublimes préfigurant tous les groupes atmosphériques du début des années 2000, de Radiohead à Grandaddy. En plus d’être littéralement le dernier morceau de Kensington Market, Dorian montre le groupe sous un jour nouveau. Sa longueur est un véhicule idéal pour passer en revue leurs nombreux atouts : songwriting, délicatesse, expression vocale – ce qui n’est pas rien –, sens de la dramaturgie et une volonté sans faille, une soif d’expérimentation qui se serait si bien exprimée dans un troisième album. 

Le destin en décidera autrement. Cette exubérance jamais entendue sur disque était apparemment leur marque de fabrique sur scène. Ce qui montre qu’en plus de talents de compositeurs, nous avions affaire à des virtuoses. Pour toutes ou malgré ces raisons, Kensington Market se sépare. Si Alex Darou meurt, les autres musiciens poursuivent leur route, dans la musique pour la plupart. Martynec fera sa vie dans les studios comme producteur, Gibson et McKie poursuivront une carrière solo en marge, sans jamais confirmer leur potentiel. On peut dire que ces garçons-là, sans être poussés par les vents de la popularité, auront créé leur marché parallèle. 

Kensington Market, Aardvark (Warner)

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https://www.deezer.com/fr/album/135620042

 

 

 

 

 

 

 


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