Portes ouvertes ?

par Adehoum Arbane  le 13.07.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

Il y a un débat récurrent, faux par ailleurs, et qui agite le cénacle des amateurs de musiques rock, dirons-nous. Une question qui les sépare parfois, et même violement, cette opposition entre blues et pop. S’il l’on reprend les choses à leurs débuts, les sixties ont vu les premiers groupes balbutier des rudiments de rock en piquant par-ci par-là quelques plans au Chicago Blues. Puis, il s’est passé quelque chose de fondamental : ces groupes, pas tous mais beaucoup, se sont mis à écrire leur propre matériel, à composer, donc à s’éloigner des structures du blues, du moins, à les digérer au point d’inventer un son nouveau. Puis, avec l’avènement du 33t et du studio – les deux phénomènes sont liés –, la sophistication a modifié l’écriture et le rock s’est transformé en pop. C’est l’aventure des Beatles qui en inspira plus d’un. Bien que fondamentalement pop (leurs singles, leur succès planétaire), les Doors ont pâti de cette image de blueseux. Alors qu’il n’en fut rien. 

Tout l’attelage poético-mystique trempé dans le bourbon n’aura pas suffi à extraire les Doors des sables-mouvants caricaturaux dans lequel la critique, malhonnête, les a laissés patauger pendant des décennies. Les Doors ne seraient donc qu’un groupe de blues, point barre. Au rayon des injustices, Nos Portes sont open-bar. Il est vrai qu’à leurs débuts, les morceaux très nouveau rock comme Break On Through ou Light My Fire côtoient dans une harmonie toute californienne le Chicago Blues de Back Door Man. Tout comme Love Me Two Times qui n’a pas de mal à se confronter aux pop songs plus nébuleuses et typiquement doorsiennes que sont Strange Days et People Are Strange. Waiting For the Sun est un album à part, d’une rare et profonde mélancolie à l’image de sa pochette au soleil d’un été presque fané. Quant à The Soft Parade c’est paradoxalement l’album le moins bien compris, sorte de Forever Changes, en moins iconique, certes, que le chef-d’œuvre des Love, eux aussi signés chez Elektra. Avec Tell All The People, Touch Me ou encore le délicat Wishful Sinful, les Doors s’assument pourtant comme un grand groupe pop soyeux et harmonieux – alors que Morrison sombre tel un Titanic dans un froid océan de Four Roses. Mais il y a Shaman's Blues. C’est écrit dans le titre, de surcroit. Les Doors, mythe dionysiaque, ramenés à leurs racines maudites. Celles qui leur vaudront l’excommunication des apôtres du bon goût. 

Puis arrive Morrison Hotel suivi du chant du cygne, L.A. Woman. Inutile de se cacher, de minauder, les Doors endossent l’habit chicagoan sans chicaner. A ceci près que chez eux, par l’entremise du roi lézard qui se savait pitre enivré, leur blues devient résolument sexy. Dans les codes, ok, réglo, cela va sans dire, mais non dénué d’une morgue, d’une sensualité qu’ils sont les seuls à pouvoir revendiquer, avec les Stones peut-être. Ce n’est pas vraiment Roadhouse Blues qui le prouve, morceau droit dans ses bottes placé en ouverture de leur cinquième album, mais la suite. Du moins quelques titres savamment gaulés : le funky Peace Frog, le chavirant Ship of Fools et le sautillant Land Ho! Le meilleur est encore à venir. I’m a spy in the house of love entonne Morrison d’une voix râpeuse et sexuelle, dans un cunnilingus mélodique. Queen of the Highway déroule le tapis rouge au prochain disque, Femme de Los Angeles. N’oublions pas ces morceaux plus lents (Waiting for the Sun), hyper romantiques à l’image de Blue Sunday et Indian Summer. Ils prouvent à quel point les Doors savaient écrire de ces chansons qui vous collent à la peau comme une moite sueur.  

Dès l’entame de The Changeling où Manzarek abandonne le son de keyboard qui avait contribué à la gloire du groupe, le ton est donné. See me change annonce un Morrison certes physiquement bouffi mais au meilleur de sa forme vocale. Orgue, chant, wah-wah et rythmique soutenue en font le morceau idéal pour bouger son boule. Love Her Madly est un blues mais reste une vraie chanson. Il réside tout du long une tension électrique, un sens du drama impeccable. S’en suivent deux bon gros belouse des familles, le sec comme une trique Been Down So Long et le lent et jouisseur Cars Hiss By My Window. « The cars hiss by my window like the waves down on the beach » C’est une main passant sur un mont de Venice. La face s’achève et nous avec sur le phénoménal L.A. Woman, long de sept minutes et cinquante-deux secondes. C’est une ode, que dis-je, une épopée gouailleuse, sorte de virée dans un studio monté sur roues et lancé à toutes berzingues sur les bretelles autoroutières de L.A., avec autorisation de prendre le plus d’auto-stoppeuses possible. Tout y est superbe, le piano bastringue de Manzarek, les lignes de basse de Jerry Scheff, la voix gouapeuse de Morrison qui n’a de cesse de fomenter ses plans culs. Sans parler même du fameux pont où Morrison répète, ivre de son talent, Mr. Mojo Risin’, pour faire redémarrer de plus belle le moteur du morceau jusqu’au grand final miraculeux, tout en fade-out. 

Face B, c’est l’étrange L'America qui ouvre le bal, sorte de blues incantatoire, quasi psychédélique, chamanique en diable. Hyacinth House reste la plus belle ballade de l’album et de toute leur discographie. Les paroles y sont sublimes. L’ironique Crawling King Snake surprend avant tout par ses lignes de Fender bien amenée. Puis, voici qu’arrive The WASP (Texas Radio and the Big Beat), morceau le plus sulfureux de l’album, pas au sens sexué du terme mais pour son texte qui aujourd’hui soulèverait l’indignation générale s’il avait été écrit en 2021. Morrison ramène toujours une extrême sensualité dans tout cela, et nous livre un très beau et pur « Out here we is stoned, immaculate ». Fin d’album, fin de parcours avant la légende éternelle. Riders On the Storm sous la mousson, effet si bien trouvé qu’il fera dire à Robbie Krieger aka Frank Whaley dans le film d’Oliver Stones : « c’est notre meilleur album depuis Strange Days ». Là encore, il s’agit d’un blues, mais sinueux comme une vipère dans la mangrove. Morrison est parfait, le groupe à l’unisson, les Doors sont redevenus les Doors, formation vénéneuse de la révolution pop californienne. Et dans ce brouillard de clavier traversé d’orages lointains, on pensera au duo français Air pour mieux les paraphraser en susurrant un très langoureux « Sexy Bluuuueeeeees ». 

The Doors, L.A. Woman (Elektra)

la-woman1.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=xnSjQR2QC3s

 

 

 

 

 

 


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